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Accords de poursuite suspendue : le Canada donne certaines précisions, mais beaucoup de questions subsistent

Février 2020 Bulletin de litige Lecture de 7 min

Survol

Selon le régime existant en vertu du Code criminel, le Procureur général du Canada peut approuver un accord de réparation négocié – également connu sous le nom d’accord de poursuite suspendue ou « APS » – entre un poursuivant et une organisation accusée d’une infraction criminelle[1]. En vertu de l’APS, les accusations sont suspendues et ultimement abandonnées si la partie contrevenante respecte toutes les conditions de l’APS. Les APS ont défrayé les manchettes canadiennes en 2018-2019 après que le Directeur des poursuites pénales (le « Directeur ») a refusé d’offrir un APS dans la poursuite contre SNC-Lavalin.

Le 18 décembre 2019, une filiale de SNC-Lavalin a plaidé coupable en rapport avec ses activités en Libye alors que les accusations concernant les infractions en vertu de la Loi sur la corruption d’agents publics étrangers, LC 1998, c. 34, étaient retirées contre SNC-Lavalin et deux de ses filiales[2]. À ce jour, le Directeur n’a pas encore négocié un APS avec une organisation contrevenante.

Dans le cadre de bulletins antérieurs, nous avons examiné le nouveau régime canadien des APS (bulletin de juillet 2018), l’interdiction selon la loi de considérer « l’intérêt économique national » en rapport avec des infractions de corruption à l’étranger (bulletin de juin 2019), et comment le régime français de l’APS a pu recouvrer plus d’un milliard de dollars en amendes (bulletin de septembre 2019). Dans ce dernier bulletin, nous avions indiqué que l’absence d’orientation claire en vertu de la loi constitue un défi important en rapport avec les APS canadiens. Nous avions suggéré que le Canada pourrait suivre l’exemple français en émettant des lignes directrices afin d’assurer une approche prévisible pour les APS à l’avenir.

C’est ce que le Directeur a fait en date du 23 janvier 2020. Il a émis la nouvelle Ligne directrice 3.21 concernant les accords de réparation contenue au Guide du Service des poursuites pénales du Canada (la « Ligne directrice 3.21 »).

Ligne directrice 3.21

La Ligne directrice 3.21 prévoit les critères qu’applique le Directeur en sa qualité de Sous-procureur général du Canada lorsqu’il doit déterminer s’il consent à entamer une négociation pour un APS. Habituellement, l’avocat d’une organisation qui est accusée amorcera le processus en s’enquérant de la possibilité de négocier un APS. Le procureur de la Couronne suivra ensuite les procédures en vertu de la Ligne Directrice 3.21 concernant la négociation et la recommandation d’un APS. Les principaux éléments de la Ligne Directrice 3.21 sont résumés ci-dessous.

Énoncé de politique

Avant de considérer un APS, le Directeur doit être convaincu qu’il existe une perspective raisonnable de condamnation. Lorsque ce critère préliminaire est rempli, le procureur de la Couronne peut recommander la négociation d’un APS, et le Procureur général peut consentir s’il en est de l’intérêt public. Le Code criminel établit les facteurs dont on doit tenir compte afin de déterminer l’intérêt public[3]. Tel qu’abordé dans notre bulletin de juin 2019, le Code criminel prévoit que si l’organisation est accusée d’une infraction de corruption à l’étranger, le Directeur ne pourra pas prendre en compte certains facteurs lorsqu’il évalue l’intérêt public. Ces facteurs interdits comprennent les considérations d’intérêt économique national, les effets possibles sur les relations avec un État autre que le Canada ou l’identité des organisations ou des individus en cause.

Procédure

Les autorités chargées de l’application de la loi doivent entreprendre une enquête approfondie afin de déterminer s’il « existe une perspective raisonnable de condamnation ». Des enquêtes internes ou privées effectuées par l’organisation accusée sont insuffisantes. Le procureur de la Couronne doit également éviter de formuler des commentaires concernant la possibilité de négocier un APS jusqu’à ce qu’une invitation formelle de négocier soit lancée.

Bureaux régionaux

Après qu’une enquête a été effectuée par les autorités chargées de l’application de la loi et si le procureur de la Couronne croit qu’il existe une perspective raisonnable de condamnation, il doit considérer si un APS est approprié dans les circonstances.

Si le procureur de la Couronne croit qu’une invitation à négocier un APS devrait être considérée, il doit recommander que le Procureur fédéral en chef (le « PFC ») demande le consentement du Procureur général. Si le PFC est d’accord, il doit aviser le Directeur adjoint des poursuites pénales (le « Directeur adjoint ») de son intention de solliciter le consentement du Procureur général. Le PFC doit également produire un mémoire juridique concis et objectif qui explique la preuve disponible, comment cette preuve constitue une perspective raisonnable de condamnation et en quoi un APS serait dans l’intérêt public.

Si le procureur de la Couronne est plutôt d’avis qu’une invitation à négocier un APS serait inappropriée dans les circonstances, il doit en aviser le PFC par écrit, qui à son tour doit en aviser le Directeur adjoint.

Administration centrale et poursuite des négociations

Si le PFC recommande la négociation d’un APS, le Directeur adjoint doit évaluer la demande objectivement. S’il arrive à la conclusion qu’une invitation à négocier ne serait pas appropriée, le Directeur adjoint doit en aviser le PFC.

Si le Directeur adjoint convient qu’une invitation à négocier est appropriée, il doit faire parvenir cette recommandation au Directeur. Le Directeur – au nom du Procureur général, – prendra la décision finale. Si le Directeur consent, il doit désigner le procureur de la Couronne pour réviser le dossier et transmettre une invitation écrite à négocier. Le procureur de la Couronne doit ensuite entamer des négociations dans le cadre de son rôle de « poursuivant » en vertu du Code criminel[4].

La Ligne directrice 3.21 comparée aux lignes directrices internationales

La Ligne directrice 3.21 contient des précisions plus détaillées qui sont les bienvenues. Néanmoins, le régime canadien de l’APS comporte toujours un certain flou en comparaison avec les régimes dans d’autres pays. Nous avons fait état du régime de l’APS français dans notre bulletin de septembre 2019. D’autres comparaisons avec le Royaume-Uni et les États-Unis mettent en exergue les lacunes qui subsistent à l’égard de l’information dans le régime canadien.

Royaume-Uni

Les APS sont en vigueur au R.-U. en vertu de la Crime and Courts Act 2013. Ils sont disponibles en tant qu’outil d’application de la loi depuis février 2014 à la suite de la publication du Code de pratique en matière d’APS[5]. Ce code contient 22 pages de directives du bureau des poursuites du R.-U., connu sous le nom de « Crown Prosecution Service and Serious Fraud Office ».

Le R.-U. a conclu son premier APS en 2015. Le bureau des poursuites a négocié l’entente avec la Standard Bank après que cette dernière a dénoncé son défaut à prévenir la corruption. Récemment, en janvier 2020, la High Court a entériné l’APS le plus substantiel à ce jour – soit un accord de 830 millions £ (1,4 milliard $ CA) entre le bureau des poursuites et la société Airbus, relativement à cinq chefs d’accusation de corruption à l’étranger pesant contre elle[6].

États-Unis

Le régime américain de l’APS remonte encore plus loin dans le temps, soit à un règlement intervenu en 1992 entre Salomon Brothers et le Département de la justice des États-Unis. Le Département de la justice a depuis continuellement émis des directives concernant les APS[7], et la Securities and Exchange Commission aborde les APS dans son manuel intitulé « Enforcement Manual »[8]. Au cours des trois dernières décennies, le régime américain a évolué pour devenir un des plus étendus du monde. Des poursuivants individuels ont une autonomie importante pour conclure des APS, ce qui se traduit par la conclusion d’environ de 20 à 40 nouveaux APS chaque année[9].

Un juge américain de district a également récemment approuvé une entente pour régler une enquête du Département de la justice concernant des allégations à l’effet que la société Airbus aurait violé les lois américaines anticorruption. En vertu de l’accord, Airbus doit payer 527 millions $ US
(700 millions $ CA) au Trésor américain. Cela porte à 4 milliards $ US (5,3 milliards $ CA) le montant total qu’elle sera tenue de verser en vertu d’APS au R.-U., aux É.-U. et en France[10]. Contrairement à la législation canadienne, les APS étaient possibles, car ces pays permettent de prendre en considération l’intérêt économique national pour conclure des APS pour des infractions de corruption à l’étranger.

Conclusion

Tel qu’indiqué ci-dessus, l’émission récente de la Ligne Directrice 3.21 suggère que le Directeur est conscient du besoin de plus amples précisions et de clarté concernant le régime canadien de l’APS. Cependant, lorsqu’on compare avec les autres pays, il appert que l’approche canadienne laisse toujours de nombreuses questions sans réponse.

Le climat politique est probablement un facteur important expliquant la prudence du Canada en ce qui concerne les APS. Plusieurs commentateurs sont d’avis que les APS permettent à des organisations corrompues de « s’en tirer »[11]. Il s’agit d’une préoccupation tout à fait légitime. Cependant, comme le prouve leur utilisation étendue dans d’autres pays, les APS peuvent être efficaces pour punir, surveiller et réhabiliter les organisations délinquantes[12].

Le Canada a démontré avoir une certaine confiance dans le processus de réhabilitation en vertu d’un APS. À titre d’exemple, en 2006, la société Siemens a conclu un APS en matière de corruption avec l’Allemagne pour une valeur de 1,4 milliard $ US (1,86 milliard $ CA)[13]. En décembre 2018, VIA Rail Canada a octroyé à Siemens un contrat d’une valeur de 989 millions $ CA, à la suite d’un processus équitable et transparent d’appel d’offres[14].

Somme toute, le régime local de l’APS est un développement relativement récent. On verra avec le temps comment et quand le Canada choisira d’entamer la négociation d’un APS. Pour l’instant, les Canadiens doivent attendre la conclusion du premier APS pour voir comment le régime fonctionnera en pratique.

par Guy Pinsonnault, Jamieson Virgin et Eleanor Rock (étudiante en droit)

[1] Code criminel, LRC, 1985, c C-46 [Code], Partie XXII.1.
[2] Bronskill, Jim, SNC-Lavalin drops court challenge to block criminal proceedings, Canada’s National Observer (le 23 janvier 2020).
[3] Code, supra note 1, a. 715.32(2).
[4] Code, supra note 1, Partie XXII.1.
[5] Deferred Prosecution Agreements Code of Practice, Crime and Courts Act 2013.
[6] BT, Un règlement par Airbus pour un montant de 830m£ à la suite d’une poursuite par le R-U. est approuvé par la High Court (le 31 janvier 2020).
[7] Voir par exemple, le Grindler Memorandum et le Morford Memorandum. Le Département de la justice répond aux rétroactions, p. ex. Le rapport GAO de 2009 intitulé : « Prosecutors Adhered to Guidance in Selecting Monitors for Deferred Prosecution and Non-Prosecution Agreements, but DOJ Could Better Communicate Its Role in Resolving Conflicts ».
[8] Securities and Exchange Commission, Enforcement Manual (s 6.2.2).
[9] Boisvert, Yves, A deferred prosecution agreement is not what you think it is, The Globe and Mail (le 1er mars 2019).
[10] Prentice, Chris et Shepardson, David, U.S. judge approves Airbus deferred prosecution agreement over bribery probe, Reuters (le 31 janvier 2020).
[11] supra note 9.
[12] supra note 9.
[13] supra note 9.
[14] VIA Rail Canada, VIA Rail Selects Siemens Canada to Replace its Québec-Windsor Corridor Fleet (le 12 décembre 2018).

Mise en garde

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt consulter ses propres conseillers juridiques.

© McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l. 2020

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