« L’expédition directe » est un modèle commercial de vente au détail en ligne très répandu, dans lequel une entreprise ne garde pas de marchandises en stock, mais fait plutôt appel à un fournisseur tiers pour expédier directement des marchandises à ses clients une fois la commande passée par ceux-ci. En substance, le client passe une commande à l’entreprise et lui paie le prix de détail des marchandises, et l’entreprise transmet la commande à un fournisseur tiers et paie à ce dernier le prix du fournisseur pour les marchandises. Le fournisseur expédie alors directement les marchandises au client, et l’entreprise conserve la différence entre son prix de détail et le prix du fournisseur.
Pour certains, le modèle commercial de l’expédition directe présente des avantages pour une entreprise, car elle n’a pas besoin de garder des stocks et peut ainsi fonctionner avec un capital et des frais généraux réduits. En outre, une entreprise d’expédition directe peut en théorie (i) exercer ses activités n’importe où (à condition qu’il y ait une connexion à l’internet) et (ii) proposer à la vente une gamme plus large de produits de différents secteurs (puisqu’elle ne garde pas réellement de stocks). Malgré les avantages potentiels du modèle commercial de l’expédition directe, les entreprises qui font de l’expédition directe ne sont pas nécessairement à l’abri des problèmes commerciaux traditionnels tels que les faibles marges, les problèmes liés à la livraison rapide des marchandises et les problèmes liés aux plaintes des clients et au retour des marchandises.
Si le modèle commercial de l’expédition directe peut être considéré comme une approche littéralement « sans intervenant » par rapport à un modèle commercial traditionnel de vente au détail, il n’en reste pas moins que la loi s’applique aux entreprises d’expédition directe comme aux entreprises traditionnelles. Ainsi, les expéditeurs directs doivent être conscients du contexte juridique qui régit leurs activités commerciales. En droit canadien des brevets, une cause d’action qu’un expéditeur direct peut s’attendre à se voir opposer est une réclamation fondée sur la « contrefaçon par incitation ».
Au Canada, la contrefaçon de brevet s’entend au sens large comme « tout acte qui nuit à la pleine jouissance du monopole conféré au titulaire du brevet »[1]. Ce monopole comprend « le droit, la faculté et le privilège exclusif de fabriquer, construire, exploiter et vendre à d’autres, pour qu’ils l’exploitent, l’objet de l’invention, sauf jugement en l’espèce par un tribunal compétent »[2]. [Soulignement ajouté.]
La « contrefaçon par incitation » est un exemple de contrefaçon de brevet au Canada et requiert l’application d’un critère à trois volets[3] :
- un acte de contrefaçon qui est exécuté par le contrefacteur direct;
- l’exécution de l’acte de contrefaçon qui est influencée par les agissements du présumé incitateur de sorte que, sans cette influence, la contrefaçon directe n’aurait pas eu lieu;
- l’influence qui est exercée sciemment par l’incitateur; autrement dit l’incitateur doit savoir que son influence entraînera l’exécution de l’acte de contrefaçon
Dans une situation de « contrefaçon par incitation », il n’est pas nécessaire que l’incitateur ait été en contact direct avec le contrefacteur direct[4]. L’ignorance par une partie de l’existence d’un brevet n’est pas non plus une excuse; c’est-à-dire qu’« [o]n présume que toute personne est au courant des nouveaux brevets d’invention »[5]. Surtout, il est bien établi en droit canadien des brevets « que celui qui incite ou amène un autre à contrefaire un brevet se rend coupable de contrefaçon du brevet »[6].
Étant donné l’éloignement potentiel d’une entreprise d’expédition directe, il est très probable que les expéditeurs directs canadiens et non canadiens auront des clients canadiens. Toutefois, l’emplacement physique à partir duquel l’entreprise d’expédition directe exerce ses activités (c.-à-d. si elle se trouve ou non au Canada) n’est pas forcément déterminant de la question de savoir si elle peut faire l’objet de poursuites pour « contrefaçon par incitation » au Canada. En effet, si le plaignant titulaire du brevet peut établir qu’il existe un lien « réel et substantiel » entre la réclamation fondée sur la « contrefaçon par incitation » et le Canada[7], il appartient alors au tribunal canadien d’exercer sa compétence à l’égard de la réclamation et donc de l’entreprise d’expédition directe défenderesse. Et ce n’est pas tout : l’utilisation inappropriée d’éléments protégés par le droit d’auteur ou de marques de commerce de tiers peut également donner lieu à des réclamations pour violation de droits d’auteur ou de marques de commerce – un sujet qui pourrait être exploré dans un prochain bulletin.
S’il va de soi qu’une entreprise devrait, en général, éviter la contrefaçon de brevets, une entreprise (notamment d’expédition directe) doit au moins de temps en temps examiner attentivement ses pratiques commerciales et publicitaires, et se demander si ses pratiques « incitent » ou pourraient être considérées comme « incitant » ses clients potentiels à enfreindre les droits de propriété intellectuelle d’un tiers[8],[9]. Une approche commerciale « sans intervenant » peut présenter certains avantages; toutefois, elle ne constitue pas un moyen de contourner le principe voulant que les entreprises concurrentes se livrent une concurrence loyale sur le marché.
par Pablo Tseng, Keith Bird et Fiona Wong (stagiaire)
[1] Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2004 CSC 34, par. 34, citant H. G. Fox, The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions (4e éd. 1969), à la p. 349.
[2] Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, c. P-4, à l’art. 42.
[3] Corlac Inc. c. Weatherford Canada Ltd., 2011 CAF 228, au par. 162.
[4] MacLennan c. Produits Gilbert Inc., 2008 CAF 35, au par.43.
[5] Supra note 3, au par. 156.
[6] Supra note 3, au par. 162.
[7] Club Resorts Ltd c. Van Breda, 2012 CSC 17; législation provinciale applicable.
[8] Supra note 4.
[9] « Comparative Advertising: The Unintended Path to Patent Infringement » (automne 2009), en ligne : McMillan LLP.
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