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La cyberjustice : un tribunal de l’Ontario reconnaît le harcèlement par Internet à titre de nouveau délit

23 février 2021 Bulletin de litige Lecture de 7 min

Dans la décision Caplan v Atas, 2021 ONSC 670, la Cour supérieure de justice a récemment reconnu un nouveau délit, soit le harcèlement par Internet. La Cour d’appel de l’Ontario a rendu sa décision peu après avoir refusé de reconnaître un délit de harcèlement en common law dans une autre affaire. Toutefois, constatant la prévalence du harcèlement en ligne, le tribunal a conclu que les délits prévus actuellement ne traitent pas de manière appropriée de l’intention unique et malveillante des auteurs de ce délit ni ne permettent de répondre aux préjudices causés à leurs victimes.

En particulier, la Cour a conclu dans cette affaire que l’objectif de la responsable du délit allait au-delà de l’atteinte à la réputation des victimes, car celle-ci visait plutôt à susciter de la peur, de l’anxiété et du tourment au moyen de publications répétées et en série de documents diffamatoires en ligne. De plus, la responsable du délit était pratiquement immunisée aux mécanismes habituels de dissuasion civile. Elle a continué malgré les ordonnances du tribunal, l’emprisonnement pour outrage au tribunal et les dépens considérables accordés à la partie adverse, à l’égard desquels elle était pratiquement à l’épreuve de tout jugement.

En reconnaissant le nouveau délit, la Cour a convenu que, bien que la liberté d’expression et le droit en matière de diffamation se soient historiquement équilibrés, l’Internet a semé la confusion. Par conséquent, la Cour a reconnu que le nouveau délit était une solution pour traiter de la situation où une personne insolvable munie d’un ordinateur, qui est pratiquement immunisée aux recours civils traditionnels, se livre à du harcèlement haineux et diffamatoire en ligne.

Les faits

La décision de la Cour portait sur quatre poursuites distinctes que différents groupes de victimes ont intentées contre la défenderesse. La Cour a rendu un jugement sommaire en faveur des demandeurs dans trois des poursuites et un jugement par défaut en faveur des demandeurs dans la quatrième poursuite.

La conduite de la défenderesse était extrême. Pendant plus de quinze ans, la défenderesse, Atas, a mené une campagne systématique visant jusqu’à 150 victimes en réponse à ce qu’elle percevait comme des griefs. Les griefs d’Atas découlent de divers événements sans lien, notamment : 1) son licenciement pour motif sérieux; 2) de multiples procédures d’exécution hypothécaire forcée prises contre elle; et 3) une demande présentée pour la déclarer plaideuse quérulente.

Dans ses campagnes de harcèlement, en plus de cibler les personnes directement concernées dans les griefs sous-jacents, elle a également ciblé des membres de leur famille, leurs avocats, leurs mandataires, leurs employés ainsi qu’un cercle toujours plus vaste de personnes associées. Atas a envoyé à ses victimes des milliers de messages anonymes et de messages sur Internet par l’entremise de pseudonymes, dans lesquels elle exprimait de fausses critiques au sujet des demandeurs et d’autres personnes liées. Même si les victimes d’Atas n’étaient pas toutes confrontées aux mêmes faussetés, on retrouvait parmi ces dernières des allégations de fraude, de malhonnêteté, d’incompétence, de conduite contraire à l’éthique et, dans certains cas, de prostitution, de prédation sexuelle et de pédophilie. Elle a publié des messages dans différents sites Web qui ne vérifient pas leur contenu et, dans certains cas, a publié des photos des personnes ciblées qu’elle a trouvées en ligne.

Il est important de mentionner qu’il s’est avéré difficile pour la Cour de trouver un moyen de mettre fin aux pratiques abusives d’Atas. Cette dernière a continué de publier des renseignements sur les demandeurs, même après s’être fait interdire de le faire par des ordonnances du tribunal, y compris tout au long de la présente instance. Même si elle a été accusée d’outrage au tribunal et emprisonnée pendant 74 jours, qu’elle a été déclarée plaideuse quérulente, qu’elle a vu sa propre réputation ternie par des décisions judiciaires publiques et qu’elle a vu plus de 250 000 $ accordés en dépens aux parties adverses, Atas ne s’est pas laissée décourager. De plus, à la veille des requêtes, Atas a effectué une cession de ses biens. La Cour estime qu’il s’agit d’une tactique visant à rejeter les demandes de redressement pécuniaire des demandeurs[1].

La Cour estime que la conduite d’Atas n’est pas bien cernée par le droit actuel de la responsabilité délictuelle

Avant de reconnaître le nouveau délit, la Cour a convenu de manière explicite que la Cour d’appel avait récemment annulé une autre tentative de reconnaître le harcèlement en common law. Plus précisément, dans l’affaire Merrifield v. Canada (Atttorney General), 2019 ONCA 205, la Cour d’appel a refusé de reconnaître ainsi le harcèlement, en partie parce qu’il existe d’autres causes d’action s’appliquant au comportement reproché dans cette affaire. Malgré ce refus, toutefois, la Cour d’appel a laissé ouverte la possibilité de reconnaître le harcèlement si la situation s’y prête[2].

Dans la décision Atas, la Cour a examiné les délits de 1) diffamation; 2) infliction intentionnelle de souffrances morales; et 3) intrusion dans l’intimité comme pouvant s’appliquer, et a établi qu’aucun de ces délits ne reflétait adéquatement l’essence de la conduite d’Atas.

  1. Diffamation : Bien que la Cour ait jugé Atas coupable de diffamation, elle a conclu que le recours traditionnel en matière de diffamation n’est pas suffisant pour mettre fin à la conduite ou pour contrôler le comportement futur de la personne fautive. À cet égard, la Cour a conclu que l’intention d’Atas n’était pas seulement de faire de la diffamation contre les demandeurs, mais de les harceler. En effet, la Cour a eu l’impression qu’Atas se réjouissait du conflit en cours[3].
  2. Infliction intentionnelle de souffrances morales : La Cour a conclu que le délit d’infliction intentionnelle de souffrances morales relève d’une situation différente de la présente situation. Les éléments de ce délit obligent le demandeur à avoir une maladie visible dont on peut faire la preuve et qui a été causée par la conduite du défendeur. La Cour a conclu que les demandeurs devraient avoir la possibilité de mettre fin au harcèlement en ligne persistant et répétitif avant que ne survienne un tel préjudice[4].
  3. Intrusion dans l’intimité : La Cour a conclu que le délit d’intrusion dans l’intimité ne correspond pas à la conduite d’Atas en l’espèce, car elle n’a pas porté atteinte à la vie privée des demandeurs. Elle a plutôt cherché à causer du tort à ses victimes en publiant en ligne des faussetés à leur sujet[5].

Le harcèlement par Internet est un nouveau délit

Compte tenu de la conclusion de la Cour selon laquelle le droit actuel de la responsabilité délictuelle ne cerne pas bien la conduite d’Atas et n’offre pas de recours en cas de préjudice subi par ses victimes, elle a reconnu le nouveau délit de harcèlement par Internet.

La Cour a adopté le critère juridique pour établir le harcèlement dans les communications Internet utilisé en jurisprudence américaine. Pour établir la responsabilité, le demandeur doit démontrer ce qui suit :

  1. le défendeur participe à des communications avec malveillance ou témérité, de façon si scandaleuse sur le plan du caractère, de la durée et du degré d’extrême, qu’il dépasse toutes les limites possibles de décence et de tolérance;
  2. le défendeur vise à susciter de la peur, de l’anxiété, des troubles émotifs ou vise à porter atteinte à la dignité du demandeur;
  3. le demandeur subit un tel préjudice[6].

La Cour estime que la conduite d’Atas satisfaisait à ce critère. Toutefois, la Cour a effectué une mise en garde, affirmant qu’il s’agit d’un critère [traduction] « rigoureux » et laissant entendre qu’il est censé avoir une application étroite. En particulier, la Cour a pris soin de distinguer le comportement d’Atas d’autres comportements en ligne qui visent simplement à ennuyer autrui. Or, seul le comportement le plus grave et le plus persistant de harcèlement atteint le niveau requis pour établir la responsabilité[7].

Limite des solutions de redressement

Comme on le mentionne plus haut, à la veille des requêtes, Atas a effectué une cession de ses biens et les demandeurs ont réagi en abandonnant leurs demandes pécuniaires afin que la requête puisse se poursuivre comme prévu. Par conséquent, les demandeurs ont déposé une requête d’injonction permanente pour interdire à Atas de publier sur Internet des commentaires à leur sujet, pour qu’elle présente des excuses publiques et qu’elle supprime d’Internet les messages contestés.

La Cour a volontiers accordé l’injonction permanente. À cet égard, elle a constaté ce qui suit : 1) il est probable qu’Atas continue de publier des déclarations diffamatoires et 2) il n’y avait aucune possibilité que les demandeurs reçoivent un redressement de sa part. Par conséquent, la Cour a interdit de façon permanente à Atas de diffuser, de publier ou de communiquer sur Internet, par quelque moyen que ce soit, des déclarations touchant les demandeurs, leur famille, des personnes liées et leurs associés d’affaires[8].

La Cour a refusé d’ordonner à Atas de présenter des excuses ou de retirer les messages contestés, en partie en raison de difficultés pratiques liées à l’exécution d’une telle ordonnance[9]. En revanche, la Cour a dévolu le titre des messages aux demandeurs et a indiqué qu’elle prendrait les ordonnances accessoires nécessaires pour leur permettre de prendre des mesures visant le retrait de ce contenu[10].

Importance de la décision

L’affaire Atas est un autre exemple de la difficulté qu’éprouvent les tribunaux à appliquer les principes juridiques traditionnels aux abus qui se produisent sur Internet. Dans de tels cas, les tribunaux semblent de plus en plus disposés à élaborer de nouvelles causes d’action pour réprimer les actes répréhensibles, lorsque les causes d’action traditionnelles n’existent pas ou s’avèrent inefficaces pour décourager ce genre de comportement.

Étant donné la proximité de la décision de la Cour d’appel dans l’affaire Merrifield, il sera intéressant de voir si la décision résiste à l’appel. Toutefois, il est important de souligner qu’Atas doit encore obtenir l’autorisation d’appel de la décision en raison du fait qu’elle a été déclarée plaideuse quérulente. Même si la décision est maintenue, on ne sait pas dans quelle mesure et dans quelles circonstances les tribunaux seront disposés à déclarer les accusés responsables de harcèlement par Internet. Il est probable que les tribunaux appliqueront uniquement le nouveau délit lorsque les défendeurs se sont livrés à un degré élevé de comportement persistant et malveillant et lorsqu’ils ne sont pas non plus découragés par les recours civils traditionnels.

[1] Caplan v Atas, 2021 ONSC 670, para 27.
[2] Merrifield v. Canada (Attorney General), 2019 ONCA 205, aux para 40-43, 53.
[3] Caplan v Atas, 2021 ONSC 670, para 73, 93, 104, 168.
[4] Caplan v Atas, 2021 ONSC 670, para 169-170.
[5] Caplan v Atas, 2021 ONSC 670, para 176-177.
[6] Caplan v Atas, 2021 ONSC 670, para 171.
[7] Caplan v Atas, 2021 ONSC 670, para 172, 174.
[8] Caplan v Atas, 2021 ONSC 670, para 218, 220.
[9] Caplan v Atas, 2021 ONSC 670, para 221-225.
[10] Caplan v Atas, 2021 ONSC 670, para 228.

par Mitch Koczerginski et Zachary Janes (étudiant en droit)

Mise en garde

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt consulter ses propres conseillers juridiques.

© McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l. 2021

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