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Le gouvernement du Canada annonce une consultation publique sur les accords de suspension des poursuites

Octobre 2017 Bulletin Droit de la concurrence Lecture de 8 min

Le gouvernement du Canada a récemment annoncé la tenue d’une consultation publique au sujet de l’adoption éventuelle des accords de suspension des poursuites (appelés dans le document de consultation « accords de poursuite suspendue », ci‑après « APS ») en tant que nouvelle avenue en matière de responsabilité criminelle des entreprises. Les membres du public sont invités à participer à cette consultation et à soumettre leurs commentaires et recommandations d’ici le 17 novembre 2017.

Les APS font dorénavant partie intégrante de la démarche qu’ont adoptée les États-Unis et le Royaume-Uni en matière de responsabilité criminelle des entreprises, et le gouvernement du Canada envisage actuellement d’offrir au Canada cette solution de rechange aux poursuites criminelles. Dans le cadre de la consultation, le gouvernement demande aux membres du public s’ils estiment que les APS devraient devenir un outil d’intervention à l’égard des actes répréhensibles des entreprises et un outil d’amélioration du Régime d’intégrité actuellement en place administré par Services publics et Approvisionnement Canada.

Pour guider la discussion et orienter les interventions, le gouvernement a publié un document de travail dans lequel il définit plusieurs thèmes et précise les questions dont devraient traiter les mémoires. Ce document de travail peut être consulté ici.

Ceux qui souhaitent participer à la consultation publique que mène le gouvernement canadien sur l’adoption des APS au Canada peuvent visiter le site www.tpsgc-pwgsc.gc.ca

Contexte

Les APS offrent une solution de rechange aux poursuites criminelles traditionnelles. Un APS est un accord écrit officiel entre un accusé et l’autorité responsable des poursuites, aux termes duquel le prétendu contrevenant promet de cesser tout comportement illicite et s’engage à respecter un ensemble de modalités, en échange de quoi le poursuivant accepte de suspendre ou de différer la poursuite contre l’accusé. Les APS nécessitent le plus souvent un aveu de culpabilité et le paiement d’une pénalité financière par l’accusé. Dans certains cas, un surveillant indépendant peut être nommé pour s’assurer que l’accusé se conforme aux modalités de l’APS. Si l’accusé y contrevient, le poursuivant peut rétablir les accusations et aller de l’avant avec les poursuites criminelles qui avaient été suspendues. En pareil cas, l’aveu de culpabilité que fait l’accusé aux termes de l’APS peut accélérer les poursuites et la condamnation.

Lorsque le prétendu contrevenant est une organisation, l’APS constitue un mécanisme de rechange intéressant aux poursuites criminelles traditionnelles, puisqu’il lui permet d’éviter une condamnation criminelle pouvant entraîner des conséquences directes et indirectes dévastatrices. Par ailleurs, les APS permettent aux gouvernements de punir les accusés plus rapidement et à moindre coût, tout en encourageant la divulgation et la collaboration actives de l’accusé. Les APS permettent également au poursuivant d’imposer des mesures correctives et de conformité pour empêcher toute récidive de la part des agents, représentants ou employés de l’organisation.

Les APS dans le monde

Le processus entourant les APS varie d’un territoire à l’autre. Aux États-Unis, où ils sont le plus largement utilisés, les autorités poursuivantes peuvent offrir des APS pour la plupart des crimes fédéraux, sauf de très rares exceptions. Dans ce pays, la poursuite exerce des pouvoirs discrétionnaires quasi absolus sur ce processus, et le rôle des tribunaux en cette matière est restreint. Aux États-Unis, les APS font partie d’un ensemble d’outils utilisés comme des solutions de rechange à des poursuites traditionnelles. L’APS est souvent considéré en regard d’une autre option, l’accord de non‑introduction de poursuites (non-prosecution agreement, ci‑après « ANP »).

Les APS et les ANP sont très similaires. Toutefois, l’une de leurs principales différences réside dans le fait que les ANP ne requièrent aucune intervention des tribunaux, ce qui donne au bout du compte plus de discrétion à la poursuite. Ainsi, dans le cadre des APS, les accusations sont portées, puis suspendues sur le fondement de l’accord. En revanche, dans le cadre des ANP, les accusations ne sont portées que si le prétendu contrevenant enfreint les modalités de l’accord. Tout compte fait, les ANP allègent encore davantage le fardeau administratif, puisque le système judiciaire n’a pas à les traiter.

Pour les infractions relatives à la loi des États‑Unis intitulée Foreign Corrupt Practices Act of 1977 (la « FCPA »), le Département de la Justice (le « DOJ ») a également lancé un autre programme fondé sur les lettres d’abstention (declination letters). Les lettres d’abstention visent à encourager la divulgation volontaire d’infractions et la collaboration avec les autorités. Lorsqu’une organisation respecte les critères du programme relatifs à la divulgation, à la collaboration et aux mesures correctives, le DOJ envisagera de s’abstenir d’intenter des poursuites criminelles contre elle conformément à une lettre d’abstention, à condition que l’organisation ait également restitué tous les profits découlant des infractions prévues par la FCPA[1].

Si l’on passe maintenant à l’exemple du Royaume-Uni, on constate d’emblée que les APS y sont utilisés de façon nettement plus restrictive qu’aux États‑Unis. En effet, les APS ne sont offerts qu’aux organisations et qu’à l’égard de certaines infractions désignées. De plus, dans le régime britannique, les tribunaux jouent un rôle beaucoup plus important que dans le contexte américain, puisqu’ils doivent approuver les APS et que les APS doivent être communiqués publiquement. Seulement trois APS sont intervenus au Royaume-Uni depuis l’instauration du régime en 2013. Toutefois, on doit noter que leur utilisation pourrait s’intensifier au cours des prochaines années, car le codirecteur de la section de corruption du bureau des fraudes (Bribery and Corruption of the Serious Fraud Office) du Royaume-Uni a récemment déclaré que les APS sont « [traduction] la nouvelle norme pour ceux qui ont un comportement responsable »[2].

Le gouvernement canadien pourrait choisir de suivre l’un ou l’autre de ces modèles ou encore d’élaborer un modèle hybride adapté au contexte canadien. Il sollicite maintenant les commentaires des membres du public sur les questions suivantes :

Question 1 : À votre avis, quels sont les principaux avantages et désavantages des APS en tant qu’outil pour reconnaître la responsabilité criminelle des entreprises au Canada?
Question 2 : À votre avis, pour quelles infractions le recours aux APS devrait-il être permis et pourquoi?
Question 3 : À votre avis, quel rôle est-ce que les tribunaux devraient jouer à l’égard des APS?
Question 4 : Quels sont les facteurs qui devraient être pris en considération pour offrir le recours à un APS?
Question 5 : Quand le recours à un APS ne serait-il pas approprié?
Question 6 : Quelles sont les conditions qui devraient être incluses dans un APS?
Question 7 : Quels sont les facteurs qui devraient être pris en considération pour établir la durée d’un APS?
Question 8 : Dans quelles circonstances, la publication devrait-elle être annulée ou retardée?
Question 9 : De quelle façon faudrait-il remédier à la non-conformité?
Question 10 : Quand les faits divulgués dans le cadre de la négociation d’un APS devraient-ils être admissibles dans une poursuite instituée contre une entreprise?
Question 11 : Comment les surveillants de conformité devraient-ils être sélectionnés et régis?
Question 12 : Quelle devrait être l’utilisation des rapports de surveillance de la conformité?
Question 13 : Dans quelles circonstances l’indemnisation des victimes (dédommagement anticipé) devrait-elle faire partie des conditions d’un APS?

Arguments en faveur de l’adoption des accords de non-introduction de poursuites (ANP) ou des accords de suspension des poursuites (APS) et des lettres d’abstention au Canada

Les ANP, les APS et les lettres d’abstention peuvent offrir plusieurs avantages par rapport à un procès criminel. En effet, les procès criminels peuvent être très coûteux et accaparent beaucoup l’État, et rien ne garantit que la poursuite pourra s’acquitter du fardeau de la preuve et obtenir une condamnation criminelle. Les condamnations criminelles peuvent également comporter des conséquences désastreuses sur la situation financière et la réputation des organisations, parfois en raison d’actes répréhensibles d’une ou de quelques personnes seulement. En particulier, une condamnation criminelle peut notamment entraîner l’exclusion d’une société aux fins de contrats d’approvisionnement gouvernementaux[3]. Cette sanction extrêmement sévère peut constituer l’équivalent d’une « peine de mort » pour certaines organisations dont l’entreprise est surtout tributaire de contrats gouvernementaux. Fait encore plus important, des parties innocentes n’ayant pas participé à l’infraction, comme les actionnaires, les employés et les collectivités, subiront vraisemblablement les incidences négatives indirectes de la condamnation de l’organisation.

Depuis 2005, le DOJ a conclu plus de 400 ANP et/ou les APS avec des entreprises[4]. Cette augmentation importante pourrait être attribuable au scandale d’Enron et à l’effondrement du cabinet international d’experts-comptables Arthur Andersen à la suite de sa condamnation criminelle pour obstruction de la justice en 2002, qui a entraîné la perte de 28 000 emplois (condamnation qui a ultérieurement été infirmée)[5]. Les ANP et/ou les APS se sont révélés être des outils remarquablement efficaces dans la lutte contre les actes répréhensibles des entreprises et pour le recouvrement de sommes importantes par le Trésor américain, et cela, sans porter atteinte à la vitalité des organisations.

Bon nombre d’organisations acculées à des mesures d’application de la loi aux États‑Unis ont opté pour l’autodivulgation et la collaboration. Les ANP et/ou les APS comportent des aspects incitatifs marqués (ils sont la « carotte ») comparativement au caractère coercitif que revêtent les poursuites (le « bâton »). La collaboration de l’organisation peut également aider la poursuite à identifier les personnes responsables de l’inconduite, à réunir la preuve requise contre elles et à les poursuivre.

Ordonnances d’interdiction en vertu du paragraphe 34(2) de la Loi sur la concurrence

Les ordonnances d’interdiction sont un recours spécial prévu par la Loi sur la concurrence (la « Loi ») et sont comparables à divers égards aux ANP et aux lettres d’abstention, puisqu’elles peuvent être rendues en vertu du paragraphe 34(2) de la Loi sans que des poursuites aient été intentées à l’égard d’une infraction. Conformément au paragraphe 34(2), une cour supérieure peut interdire la perpétration d’une infraction relative à la concurrence ou l’accomplissement ou la continuation d’un acte constituant une telle infraction ou tendant à sa perpétration. Cette ordonnance d’interdiction peut prévoir toute modalité que le tribunal estime nécessaire pour empêcher la perpétration, la continuation ou la répétition de l’infraction or toute autre modalité dont conviennent la personne et l’autorité représentant l’État.

Le recours à des ordonnances d’interdiction en vertu du paragraphe 34(2) de la Loi sans que des poursuites aient été intentées a déjà été fréquent au Canada, mais leur utilisation a diminué au cours des dernières années[6]. Dans bien des cas, on privilégie ces ordonnances pour éviter les frais et l’opprobre associés à des poursuites en règle et à une condamnation.

Les obligations que prévoient les ANP et les lettres d’abstention concernant la collaboration, la conformité et les mesures correctives pourraient également figurer dans les modalités d’une ordonnance d’interdiction, tout comme le paiement d’une pénalité pécuniaire. La contravention à une ordonnance est punissable par l’amende que le tribunal estime indiquée ou par une peine d’emprisonnement maximale de cinq ans.

Conclusion

Compte tenu des inconvénients d’une poursuite, les APS, les ANP et les lettres d’abstention constituent une solution de rechange intéressante et souple aux poursuites judiciaires traditionnelles. Au Canada, ils permettraient à l’autorité poursuivante représentant l’État de contourner le mécanisme traditionnel des poursuites, tout en remplissant les objectifs du droit criminel, à savoir de punir et de réhabiliter les organisations contrevenantes.

Du fait qu’ils permettent aux organisations d’éviter une condamnation, les APS, les ANP et les lettres d’abstention inciteraient vraisemblablement les organisations faisant affaire au Canada à offrir une meilleure collaboration et à procéder à l’autodivulgation. Par ailleurs, on pourrait soutenir que le paiement volontaire d’une pénalité financière, la mise en place de mesures de conformité et la menace de poursuites et d’une condamnation dans l’éventualité d’une non-conformité devraient dissuader les employés et les représentants de l’organisation de participer à l’avenir à un comportement criminel. On pourrait assurer la fonction de dissuasion par la publication des ANP et des APS, y compris le montant de la pénalité qu’a versée l’organisation.

Dans le contexte de la consultation publique devant avoir lieu prochainement, on pourrait avancer que la proposition du gouvernement canadien visant l’adoption des APS ne va pas assez loin et qu’un arsenal d’outils plus vaste devrait être considéré à la lumière de l’expérience américaine. En effet, le recours aux ANP et aux lettres d’abstention, conjugué à l’utilisation des APS, conférerait aux autorités poursuivantes plus de souplesse et de discrétion dans la lutte contre les crimes d’entreprises et allégerait encore davantage le fardeau administratif lié aux poursuites traditionnelles. À notre avis, le Canada aurait tout intérêt à envisager une démarche similaire à celle des États‑Unis concernant la responsabilité criminelle des entreprises.

par Guy Pinsonnault, Pierre-Christian Hoffman et Sophie Papineau-Wolff, stagiaire

[1] https://www.justice.gov/criminal-fraud/pilot-program/declinations.
[2] https://www.sfo.gov.uk/2017/03/08/the-future-of-deferred-prosecution-agreements-after-rolls-royce.
[3] Aux termes de la Politique d’inadmissibilité et de suspension, qui fait partie intégrante du Régime d’intégrité du gouvernement du Canada, un entrepreneur peut être empêché de participer à des contrats d’approvisionnement gouvernementaux pour une période de 10 ans lorsqu’il est déclaré coupable d’« infractions relatives à l’intégrité » ou qu’il plaide coupable à de telles infractions. Dans certaines circonstances, cette période d’inadmissibilité peut être ramenée à cinq ans. De plus, dans la province de Québec, l’Autorité des marchés financiers (l’« AMF ») peut refuser de délivrer ou de renouveler une autorisation visant la participation à des contrats publics ou peut révoquer une autorisation délivrée antérieurement (qui est requise pour certains types de contrats publics et des contrats publics qui visent des dépenses d’un certain montant, voir : https://lautorite.qc.ca/autres-mandats-de-lautorite/contrats-publics/a-propos-des-contrats-publics/) lorsqu’une organisation est déclarée coupable de certaines infractions qui ont trait à des crimes économiques.
[4] F. Joseph Warin, Michael Diamant, Patrick Doris, Mark Handley et Melissa Farrar, « Gibson Dunn Offers Update on Non-Prosecution and Deferred Prosecution Agreements », The CLS Blue Sky Blog, 10 janvier 2017.
[5] Beth A. Wilkinson et Alex Young K. Oh, « The Principles of Federal Prosecution of Business Organizations: A Ten-Year Anniversary perspective », NYSBA Inside, vol. 27, no 2, automne 2009, p. 9, en ligne : http://www.paulweiss.com/media/1497187/pw_nysba_oct09.pdf.
[6] Entre 2003 et 2009, les ordonnances d’interdiction rendues en vertu du paragraphe 34(2) ont été utilisées à douze reprises au lieu de poursuites.

Mise en garde

Le contenu du présent document fournit un aperçu de la question, qui ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt consulter ses propres conseillers juridiques.

© McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l./LLP 2017

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