Le rejet préliminaire d’un rapport d’expert en droit québécois
Le rejet préliminaire d’un rapport d’expert en droit québécois
Responsabilité du fait du produit, actions collectives, dossiers de vices cachés, d’expropriation ou de construction : les expertises sont au cœur de la preuve administrée dans une multitude de dossiers et sont souvent sujettes à d’âpres débats entre les avocats de chacune des parties.
L’article 241 du Code de procédure civile
Depuis l’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile[1], l’article 241 C.p.c. prévoit que le débat sur le rejet de la totalité ou d’une partie d’un rapport d’expert se fait avant l’instruction, à savoir 10 jours après la connaissance du (ou des) motif(s) de rejet soulevé(s). Les possibles causes de rejet, reprenant la jurisprudence antérieure, sont l’irrégularité, l’erreur grave et la partialité.
La jurisprudence est ensuite venue préciser l’interprétation à donner aux causes de rejet, en particulier le motif d’irrégularité. La qualification du délai de 10 jours, à savoir s’il s’agit d’un délai de rigueur, a également fait couler beaucoup d’encre. Dans une décision récente[2], la Cour supérieure fait une revue de la jurisprudence sur les causes d’irrégularité et confirme une tendance jurisprudentielle à l’effet que le délai de 10 jours n’est pas un délai de rigueur.
Par ailleurs, avant l’entrée en vigueur du nouveau C.p.c., le débat sur la recevabilité d’un rapport d’expert se faisait généralement à l’instruction et les causes de rejet n’étaient pas clairement énoncées. D’une part, le tribunal devait se demander si le rapport était :
- pertinent;
- l’aidait dans son appréciation des faits; et
- ne comportait aucune cause d’exclusion[3].
Le tribunal devait ensuite se demander si l’expert ayant rédigé le rapport était suffisamment qualifié[4]. Puis, il devait, après une analyse coûts-bénéfices, évaluer si la valeur probante du rapport surpassait son effet préjudiciable[5]. Cette méthode d’analyse a sans contredit inspiré le législateur dans la rédaction de l’article 241 C.p.c. et les décisions de principes rendues avant son entrée en vigueur continuent d’être citées à ce jour.
L’irrégularité comme motif de rejet
Plusieurs causes peuvent motiver un rejet total ou partiel du rapport d’expert pour cause d’irrégularité. Parmi celles-ci, on y retrouve notamment :
- L’usurpation par l’expert du rôle du juge, qui se traduit notamment par le fait pour l’expert de fournir une opinion juridique et/ou analyser des faits simples[6];
- L’expertise basée sur des faits non-prouvés[7];
- L’expertise qui comprend des affirmations qui ne sont pas basées sur des éléments techniques et, donc qui n’ont pas de pertinence avec la sphère professionnelle dans laquelle l’expert œuvre[8];
- Le manque de détails sur la méthodologie utilisée et sur la fiabilité du rapport[9];
- Le manque de pertinence du rapport avec l’objet du litige[10];
- Le dépôt d’un deuxième rapport d’expertise dans la même discipline que la première sans l’autorisation préalable du tribunal[11].
L’erreur grave comme motif de rejet
L’erreur grave comme motif de rejet s’assimile au « vice de fond ou de procédure de nature à invalider une décision »[12]. Les tribunaux considèrent que, pour que l’expertise soit affectée d’une erreur grave, cette erreur doit toucher le fond même de l’expertise, la rendant ainsi invalide[13]. Un exemple d’une telle erreur serait notamment une expertise fondée sur des techniques n’ayant aucun lien avec le domaine en cause[14].
La partialité comme motif de rejet
La partialité, comme motif de rejet, peut être résumée comme étant le fait de laisser transparaître un parti pris pour une partie au détriment de l’autre[15]. Autrement dit, l’objectivité de l’expert est compromise et ce, parce qu’il a un intérêt direct ou un rapport direct avec le litige ou une partie[16]. Il ne suffit donc pas qu’il y ait une apparence de partialité pour déclarer un rapport d’expert inadmissible sur cette base à un stade préliminaire[17]. Par ailleurs, une apparence de partialité, sans nécessairement entraîner le rejet de l’expertise au stade préliminaire, pourrait soit affecter la crédibilité de l’expert et donc ultimement amener le juge à donner peu de valeur probante à son rapport, soit amener le juge du fond à rejeter le rapport à l’instruction[18].
Le délai de 10 jours n’est pas de rigueur
Le délai prévu pour la notification d’une demande de rejet d’un rapport d’expert est de 10 jours[19]. Cela étant dit, la jurisprudence regorge de décisions dans lesquelles les demandes de rejet ont été faites alors que ce délai était expiré. La décision Westmount Square vient confirmer cette tendance jurisprudentielle à l’effet que ce délai de 10 jours n’en est pas un de rigueur[20], ajoutant même qu’ « il faudrait que le mot se passe à cet effet »[21].
Le principe suivant semble se dégager de la jurisprudence : le débat doit avoir lieu avant l’instruction, et ce, dans un souci de proportionnalité, d’efficacité judiciaire, de limiter le débat à ce qui est nécessaire et d’éviter à une partie de produire un rapport d’expertise en réponse à une preuve inadmissible[22]. Par ailleurs, rien n’empêche que le juge saisi d’une telle demande préliminaire puisse référer le débat, dans des circonstances exceptionnelles où un doute subsiste, au juge du fond, et ce, surtout dans des cas où la valeur probante chevauche la question de l’admissibilité en tant que telle du rapport d’expert[23].
À la lumière de ce qui précède, la question du délai pour demander le rejet d’un rapport d’expert semble maintenant réglée. En ce qui concerne les motifs de rejet d’un rapport, la jurisprudence regorge d’exemples pouvant guider les plaideurs sur ce qui constitue ou non un tel motif selon l’article 241 C.p.c.
par Eric Stachecki et Yassin Gagnon-Djalo
[1] c. C-25.01 [C.p.c.].
[2] Syndicat des copropriétaires du Westmount Square c. Royal & Sun Alliance du Canada, société d’assurances, 2020 QCCS 1079 [Westmount Square].
[3] R. c. Mohan, [1994] 2 RCS 9, p. 20-26 [Mohan]; White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23 (CanLII), par. 19 [White Burgess].
[4] Mohan, p. 20-26; White Burgess, par. 19.
[5] Mohan, p. 20-26; White Burgess, par. 19-20.
[6] Donald BÉCHARD dans Le Grand Collectif – Code de procédure civile, commentaires et annotations, vol. 1, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2019, p. 1433-1435 et 1444-1448; Du Sablon, par. 14, 16 et 21; Construction Savite inc. c. Construction Demathieu & Bard (CDB) inc., 2017 QCCS 579, par. 21-24 [Savite]; Westmount Square, par. 64-65, 70,93 et 119; Lavoie c. Promutuel assurances Portneuf-Champlain, 2017 QCCS 5796, par. 27-31 [Lavoie]; Ville de Montréal c. Propriétés Bullion inc., 2017 QCCS 1187, par. 47 [Propriétés Bullion]; Holding Transport, par. 13-15; Cardinal c. Bonneau, 2018 QCCA 1357, par. 63 [Cardinal]; Gauthier c. Raymond Chabot inc., 2017 QCCS 317, par. 24-25 [Gauthier].
[7] Donald BÉCHARD dans Le Grand Collectif – Code de procédure civile, commentaires et annotations, vol. 1, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2019, p. 1433-1435 et 1443-1444.
[8] Westmount Square, par. 61-66.
[9] Cardinal, par. 14, 16, 39, 70.
[10] Saint-Adolphe-D’Howard (Municipalité de) c. Chalets St-Adolphe inc., 2007 QCCA 1421, par. 14 et 22-27; Bernatchez c. Blanchet Allard, 2016 QCCS 3199, par. 18 [Bernatchez].
[11] Pagé Construction c. Municipalité de St-Sévérin de Proulxville, 2018 QCCS 1855, par. 35-36 [Pagé].
[12] Bernatchez, par. 35.
[13] Bernatchez, par. 36.
[14] Bernatchez, par. 36.
[15] Bernatchez, par. 40.
[16] Du Sablon, par. 24-26; Safran Nacelles c. Learjet inc., 2019 QCCS 3269, par. 27-34.
[17] Du Sablon, par. 25.
[18] Syndicat des copropriétaires du Furness inc. c. 2641-3245 Québec inc., 2018 QCCS 4764, par. 16-19 et 27-28.
[19] Art. 241 C.p.c.
[20] Westmount Square, par. 114-116 et 120-121.
[21] Westmount Square, par. 97.
[22] Du Sablon, par. 10-11; Westmount Square, par. 110-111; Holding Transport, par. 19; Propriétés Bullion, par. 24.
[23] Cardinal, par. 33, 58; Gauthier, par. 15.
Mise en garde
Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt consulter ses propres conseillers juridiques.
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