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Les jetons non fongibles et la Loi canadienne sur les valeurs mobilières

16 août 2021 Bulletin sur les marchés des capitaux Lecture de 7 min

Un jeton non fongible (non-fungible token, NFT) est un type d’actif numérique reposant sur la technologie de la chaîne de blocs qui attribue à des objets réels un code d’identification et des métadonnées uniques.

« Non fongible » signifie que les NFT sont uniques et distincts. Chaque NFT possède un code d’identification propre qui atteste son unicité et son authenticité. Ainsi, il ne peut être remplacé par un autre. Son caractère distinctif est ce qui le différencie des autres cryptomonnaies telles que les bitcoins, lesquels sont identiques et donc facilement interchangeables.

À l’heure actuelle, la plupart des NFT sont créés au moyen de la chaîne de blocs Ethereum, mais de plus en plus de chaînes de blocs les prennent en charge. Les créateurs peuvent aussi forger les jetons afin que leur émetteur reçoive une part du produit chaque fois qu’ils sont vendus à l’avenir.

Les divers usages des NFT

Les NFT peuvent servir à toutes sortes de choses. À ce jour, le plus grand marché pour les NFT est celui des pièces de collection, par exemple les œuvres d’art numériques, les moments marquants du sport et les « skins » (habillages) de jeux vidéo. Les NFT peuvent également attester la propriété d’actifs matériels, par exemple des baskets en édition limitée, un immeuble ou une voiture.

Depuis peu, on remarque une tendance croissante à l’émission de NFT fractionnés. Le fractionnement des NFT permet aux acheteurs d’acquérir un certain pourcentage d’un NFT. Il permet aussi aux propriétaires des NFT de recevoir un peu de liquidités du jeton sans avoir à le vendre dans son intégralité[1]. De nombreuses plateformes destinées à la négociation des NFT ont fait leur apparition afin de faciliter la création, la vente et l’échange de fractions de NFT.

Réglementation des NFT aux États-Unis

Au moment de publier le présent article, nous n’avions trouvé aucun jugement qui examinait la réglementation des NFT au Canada ou aux États-Unis[2]. Avant de nous pencher sur la situation au Canada, nous proposons un point de vue canadien (et donc simplifié) sur l’application du cadre réglementaire des valeurs mobilières des États-Unis aux NFT.

La Securities Act of 1933 (la Loi de 1933) et la Securities Exchange Act of 1934 (la Loi de 1934) donnent chacune une définition large de ce qui constitue une « valeur mobilière ». Ces définitions mentionnent plusieurs instruments courants tels que les actions, les obligations et les contrats de placement.

Le « critère de Howey » (Howey Test) découle du jugement de la Cour suprême des États-Unis dans Securities and Exchange Commission v. W. J. Howey Co.[3]. On y a souvent recours pour déterminer si une opération constitue un « contrat de placement » et si elle tombe donc sous le coup de la Loi de 1933 et de la Loi de 1934. Le critère de Howey est axé sur les éléments suivants :

  1. y a-t-il eu placement d’argent ou d’actifs?
  2. le placement d’argent ou d’actifs concerne-t-il une entreprise commune?
  3. s’attend-on raisonnablement à réaliser un bénéfice?
  4. ce bénéfice est-il au moins en partie attribuable au travail d’un promoteur ou d’une tierce partie[4]?

Les tribunaux des États-Unis appliquent parfois aussi le « critère de ressemblance » établi par la Cour suprême dans Reves v. Ernst & Young[5]. Ce critère tient compte des quatre éléments suivants pour déterminer si un instrument s’apparente une valeur mobilière :

  1. si l’instrument est motivé par le bénéfice;
  2. si le régime de répartition des bénéfices s’apparente à une opération courante de spéculation ou de placement;
  3. si le public investisseur a des motifs raisonnables de penser que l’instrument est une valeur mobilière;
  4. et s’il existe un autre système de réglementation qui protège l’investisseur.

Vu l’absence de lignes directrices relatives aux NFT, un courtier inscrit a demandé à la Securities and Exchange Commission (SEC) en avril 2021 de publier un « exposé de principes » (concept release) sur la réglementation des NFT et de proposer des critères pour déterminer dans quelles situations les NFT constituent des valeurs mobilières. Dans sa requête, le courtier faisait une distinction entre les NFT de collection et les NFT fractionnés, laissant entendre que ces derniers étaient plus susceptibles d’être assimilés à des valeurs mobilières[6].

Sa requête faisait écho aux commentaires officieux de la commissaire de la SEC, Hester Peirce, qui mettait le public en garde contre la vente de NFT fractionnés. La commissaire a rappelé que la principale caractéristique des NFT était leur non-fongibilité et qu’il était donc peu probable qu’ils constituent des valeurs mobilières. Cependant, elle a ajouté que cela dépendrait en grande partie de l’usage qu’on en ferait. La SEC semble d’avis que les NFT fractionnés sont plus susceptibles d’être considérés comme des valeurs mobilières étant donné que leur fractionnement leur fait perdre leur unicité[7].

Traitement possible des NFT au Canada

La jurisprudence américaine en matière de valeurs mobilières peut s’avérer une source convaincante dans certains cas. Or, la Cour d’appel de l’Ontario jugeait récemment qu’il n’était pas nécessaire ni indiqué d’inclure le critère de ressemblance dans la définition de « valeur mobilière » en contexte ontarien[8].

La Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario ratisse large tout en prévoyant de nombreuses exceptions : la définition des termes clés y est très générale de manière à englober toutes sortes de pratiques. Il est donc peu probable que les lois américaines susmentionnées, qui sont fondées sur une interprétation générale, fournissent à elles seules une orientation juridique suffisante pour dicter la mesure dans laquelle les NFT devraient être réglementés comme des valeurs mobilières en Ontario, voire dans les autres provinces canadiennes.

En 2018, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) ont publié l’Avis 46-308 du personnel des ACVM : Incidences de la législation en valeurs mobilières sur les émissions de jetons. Ce document fournit des éclaircissements sur les situations où une émission de jetons peut constituer un placement de titres. Les ACVM indiquent qu’au moment d’émettre des jetons, les entreprises devraient déterminer si les jetons constituent des contrats d’investissement, c’est-à-dire si l’émission de jetons implique :

  1. l’investissement d’une somme d’argent
  2. dans une entreprise commune
  3. dans l’expectative d’un profit
  4. qui proviendra en grande partie des efforts d’autrui[9].

Ces éléments ont été appliqués par la Cour suprême du Canada il y a de nombreuses années dans l’affaire Pacific Coast Coin Exchange[10] afin de déterminer si une certaine opération constituait un contrat d’investissement. L’affaire portait sur la vente de sacs de pièces d’argent sur marge, ce qui, selon les tribunaux, supposait des conventions de compte sur marchandises constituant des contrats de placement. La Cour suprême s’est entre autres fondée sur le critère de Howey.

Dans leur avis du personnel, les ACVM soutiennent qu’il est peu probable que les NFT soient interprétés comme des contrats d’investissement, car les éléments 2 (entreprise commune) et 4 (efforts d’autrui) du critère ne s’appliquent pas. Elles soulignent également que leurs opinions ne doivent pas être considérées comme définitives.

En effet, les choses évoluent. Dans leur avis du personnel, les ACVM n’abordent pas la question du fractionnement des NFT ni la forte médiatisation de certaines ventes de NFT récentes. Plusieurs questions intéressantes demeurent donc sans réponse dans le contexte du droit canadien. Le fractionnement des NFT déterminera-t-il si ce type d’actifs est considéré comme une valeur mobilière, comme l’a laissé entendre la commissaire de la SEC? Y a-t-il des opérations qui déterminent si les créateurs font partie d’une entreprise commune ou si les NFT supposent des bénéfices résultant du travail d’autrui?

Depuis quelque temps, la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO) centre ses mesures d’exécution en matière d’actifs numériques et de chaînes de blocs sur les plateformes de négociation de cryptoactifs. La plus récente instance introduite au tribunal de la CVMO concerne une plateforme de négociation de cryptoactifs établie aux Seychelles. Selon l’exposé des allégations, cette plateforme permet de négocier des instruments ou des contrats dans le secteur des cryptoactifs ainsi que des instruments financiers dérivés[11]. Ces mesures en disent peu sur l’opinion ou les intentions de la CVMO relativement à l’application de la loi aux NFT.

Une question de compétence?

L’application de la loi aux NFT soulève d’autres questions que celle de savoir si ce type d’actifs répond à la définition de « valeur mobilière ». En effet, tout organisme de réglementation canadien souhaitant appliquer des mesures d’exécution relatives à des NFT doit se poser la question de la compétence. Dans le cas des procédures intentées contre des plateformes de négociation de cryptoactifs, par exemple, la CVMO a établi sa compétence en se basant sur le fait que les ventes visaient des investisseurs de l’Ontario. Il s’agit d’un cas où des entreprises établies négocient des volumes importants dans une seule province.

Mais qu’en est-il des transferts de NFT à petite échelle? Et des œuvres d’art produites en 10 exemplaires? Même si les organismes de réglementation canadiens en venaient à considérer définitivement les NFT comme des valeurs mobilières, quelle valeur aurait une mesure d’exécution dans le cas d’une – ou de 10 – transaction effectuée à l’étranger? Selon toute vraisemblance, des mesures aussi étroites ne sauraient remplir la majorité des objectifs de protection des investisseurs. Cela dit, qu’attendent les organismes de réglementation pour sonner l’alarme, en dépit du flou juridique entourant les NFT? Qu’un investisseur important subisse une perte considérable?

McMillan est un chef de file canadien dans l’application de mesures d’exécution relatives aux cryptomonnaies en vertu de la loi de l’Ontario. Il a représenté plusieurs entités dans des affaires touchant la réglementation et l’application de la loi dans le domaine des actifs numériques, y compris des litiges qui ont été réglés sans ouvrir de procédure contestée. Comme on peut le déduire de ce qui précède, l’application des lois canadiennes sur les valeurs mobilières à la technologie de la chaîne de blocs et aux actifs numériques ne reflétera pas forcément ce qui se fait ailleurs dans le monde. Notre équipe possède l’expérience et l’expertise nécessaires pour sonder, avec ses clients du secteur des technologies, le contexte juridique canadien et son application à leurs activités.

[1] Par exemple, quelques musiciens ont commencé à utiliser des NFT fractionnés pour vendre un pourcentage des redevances de leurs chansons.
[2] Aux États-Unis, il y a eu plusieurs causes et enquêtes de la Securities and Exchange Commission concernant des actifs numériques et des premières émissions de cryptomonnaie, mais aucune ne portait sur les NFT en particulier.
[3] Securities and Exchange Commission v. W. J. Howey Co., 328 U.S. 293 (1946).
[4] U.S. Securities and Exchange Commission, Framework For “Investment Contract” Analysis of Digital Assets (3 avril 2019). SEC v. W. J. Howey Co, (1946) 328 US 293. (Critère de Howey)
[5] Reves v. Ernst & Young, 494 U.S. 56 (U.S. Ark. S.C. 1990).
[6] Vicent R. Molinari, Rulemaking Regarding Non-Fungible Tokens (12 avril 2021).
[7] Sophie Kiderlin, The SEC’s “Crypto Mom” Hester Peirce says selling fractionalized NFTs could be illegal (26 mars 2021).
[8] Commission des valeurs mobilières de l’Ontario c. Tiffin, 2020 ONCA 217.
[9] Autorités canadiennes en valeurs mobilières, Avis 46-308 du personnel des ACMV : Incidences de la législation en valeurs mobilières sur les émissions de jetons (11 juin 2018).
[10]Pacific Coast Coin Exchange v. Ontario (Securities Commission), [1978] 2 SCR 112.
[11] In The Matter of Polo Digital Assets, Ltd., dossier no 2021-17.

par Adam Chisholm, Raj Dewan, Jeffrey Gebert et Sam Kelley (étudiant d’été)

Mise en garde

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.

© McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l. 2021

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