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Lois canadiennes sur les sociétés et la restructuration : des modifications possibles à venir

Mai 2019 Bulletin Restructuration, litige et droit des affaires Lecture de 9 min

Le projet de loi C-97 (le « Projet de loi ») portant exécution du budget fédéral déposé par le gouvernement libéral le 19 mars 2019 a été présenté au Parlement. Le Projet de loi comprend des modifications proposées à la Loi canadienne sur les sociétés par actions (la « LCSA »), à la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la « Loi sur la faillite ») et à la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (la « LACC »). L’une des raisons invoquées au soutien des modifications proposées est la volonté de rendre les procédures d’insolvabilité plus équitables, plus transparentes et plus accessibles pour les pensionnés et les travailleurs[1].Les modifications portant sur cette question, ainsi que les autres modifications proposées pourraient avoir une incidence importante sur le droit des sociétés et de l’insolvabilité si elles sont adoptées[2].

Dans le cas de la LACC, le Projet de loi réduirait la durée de la suspension initiale des procédures pour les sociétés qui souhaitent être protégées en vertu de cette loi portant sur la restructuration. Le Projet de loi limiterait également la portée des redressements que les sociétés pourraient obtenir au début des procédures intentées sous le régime de la LACC, et imposerait une obligation d’agir de bonne foi à tous les participants dans le cadre de procédures d’insolvabilité sous la surveillance de la Cour. Les tribunaux se verraient conférer le pouvoir d’annuler le versement de certaines sommes à titre de rémunération effectué au cours de l’année qui précède la faillite d’une société, et les parties pourraient s’adresser au tribunal afin d’obtenir la divulgation des intérêts économiques d’autres parties dans le cadre d’une procédure intentée sous le régime de la LACC.

Dans le cas de la LCSA, le Projet de loi apporterait des modifications visant la codification de la jurisprudence portant sur l’étendue de l’obligation fiduciaire des administrateurs et des dirigeants envers leur société, et permettrait expressément aux membres de la direction de tenir compte des intérêts des travailleurs et des pensionnés lorsqu’ils s’acquittent de leurs fonctions au sein de l’entreprise.

Les modifications proposées ainsi que leurs incidences sont décrites plus en détail ci-dessous.

Modifications apportées aux redressements accordés dès le premier jour des procédures intentées sous le régime de la LACC

Le Projet de loi réduirait la durée de la suspension initiale des procédures au moment du dépôt par une société d’une demande de protection en vertu de la LACC, qui est actuellement de 30 jours et qui passerait à 10 jours. Il limiterait également le redressement que la société peut obtenir du tribunal au cour de la période initiale de 10 jours à « ce qui est normalement nécessaire à la continuation de l’exploitation de la compagnie débitrice dans le cours ordinaire de ses affaires ».

Les limites proposées au redressement offert aux sociétés le premier jour d’une procédure intentée sous le régime de la LACC semblent avoir été conçues dans le but d’éliminer une pratique courante qui consiste à s’adresser au tribunal afin de demander un redressement important sans que les parties concernées en soient dûment avisées. Par exemple, on voit couramment, dans le cadre de procédures intentées sous le régime de la LACC, des compagnies débitrices qui demandent et obtiennent l’approbation d’importants financements du débiteur-exploitant (financements temporaires) ou de régimes visant le maintien en poste des employés clés, voire l’approbation de procédures de vente dans le cadre de la demande initiale. Toutefois, il se pourrait que les modifications proposées n’aient pas l’effet escompté étant donné que, dans les faits, la compagnie débitrice a souvent besoin d’obtenir ce redressement important au tout début de la procédure intentée sous le régime de la LACC afin de lui permettre de continuer son exploitation dans le cours ordinaire de ses affaires. Les ordonnances initiales fondées sur les dispositions de la LACC font déjà souvent l’objet d’une disposition de « contestation », qui permet aux parties touchées de contester le bien-fondé d’un redressement 10 jours après que celui-ci a été accordé. Néanmoins, le Projet de loi pourrait apporter plus de rigueur au processus et limiterait vraisemblablement davantage la portée des redressements que les tribunaux sont disposés à accorder lorsqu’ils approuvent une demande en vertu de la LACC.

Obligation d’agir de bonne foi

Le Projet de loi modifierait la Loi sur la faillite et la LACC afin de prévoir que tous les participants à des procédures d’insolvabilité sont tenus d’« agir de bonne foi », et de conférer aux tribunaux le pouvoir, à leur entière discrétion, d’élaborer un redressement en cas de non-respect de cette obligation. On présume que ce pouvoir pourrait comprendre celui d’invalider la réclamation d’un créancier contre l’actif d’un débiteur.

En sa version actuelle, le Projet de loi ne fournit aucune indication quant aux exigences précises que l’on doit remplir pour satisfaire à la norme de « bonne foi ». Le concept de la « bonne foi » est très présent en droit canadien et est réputé pour son imprécision. La partie VII de la LCSA, intitulée « Certificats de valeurs mobilières, registres et transferts », définit la « bonne foi », pour l’application de cette partie de la LCSA seulement, comme étant l’« honnêteté manifestée au cours de l’opération en cause »[3]. En ce qui concerne l’exécution des contrats, la Cour suprême du Canada a conclu que la « bonne foi » était un « principe directeur » général qui n’obligeait pas une partie à divulguer de l’information importante à une partie contractante[4]. Ce n’est probablement pas la même norme qui est visée par le Projet de loi pour les participants à des procédures d’insolvabilité.

Les tribunaux canadiens ont déjà reconnu l’obligation des parties à un processus de réclamations de faire une « divulgation complète » (full disclosure)[5] ou une « divulgation complète et honnête » (full and frank disclosure)[6] des faits importants dans le cadre de leurs réclamations contre l’actif d’un débiteur. La « divulgation complète et honnête » est une norme extraordinaire et exigeante. Elle est imposée aux parties à un litige qui s’adressent au tribunal afin d’obtenir un redressement sans que les autres parties en soient avisées (c.-à-d., un redressement ex parte). Elle oblige la partie à divulguer tous les faits importants sur lesquels la partie absente se serait sans doute raisonnablement fondée si elle avait été présente[7].

La norme de divulgation complète et honnête peut être considérée comme étant très désavantageuse pour les réclamants qui soumettent leurs réclamations dans le cadre d’une procédure d’insolvabilité plutôt que dans le cadre du processus de litige qui s’appliquerait sinon. Les tribunaux ont souvent réitéré le fait que les procédures d’insolvabilité ne devaient pas porter atteinte aux droits des créanciers[8]. Une norme de divulgation trop exigeante pourrait inciter un plus grand nombre de réclamants à demander une « levée de la suspension » (soit la permission de présenter leur réclamation dans le cours normal malgré la suspension des procédures) plutôt que de participer à un processus de réclamations imposé par la Cour. Bien que cela ne soit peut-être pas là l’intention du Parlement, la simple exigence de « bonne foi » que prévoit le Projet de loi pourrait alléger le lourd fardeau de « divulgation complète et honnête » qui s’est créé dans la jurisprudence en matière d’insolvabilité.

Il reste à voir si l’obligation de bonne foi qui est proposée dans le Projet de loi sera retenue et si elle sera encore mieux définie au fur et à mesure que le Projet de loi franchira les différentes étapes au Parlement. En sa version actuelle, l’obligation proposée pourrait engendrer de l’incertitude et entraîner des litiges quant à sa portée et à ses conséquences pour les participants à des procédures d’insolvabilité au Canada.

Divulgation des intérêts économiques dans le cadre des procédures intentées sous le régime de la LACC

Le Projet de loi modifierait également l’article 11 de la LACC afin de favoriser la transparence dans le cadre de procédures intentées sous le régime de la LACC. La modification conférerait au tribunal, sur demande de tout intéressé, le pouvoir d’ordonner à une autre partie « de divulguer tout intérêt économique » qu’elle a dans le débiteur. L’« intérêt économique » de la partie s’entendrait notamment d’une réclamation, d’un contrat financier admissible ou de tout droit grevant un bien, ainsi que de la contrepartie payée pour l’obtention de l’intérêt.

Pour décider s’il doit acquiescer à une demande de divulgation des intérêts économiques, le tribunal tiendrait compte de la position du contrôleur nommé en vertu de la LACC à l’égard de la divulgation proposée, de la question de savoir si la divulgation proposée favorisera la conclusion d’une transaction ou d’un arrangement viable, et de la question de savoir si la divulgation proposée causera un préjudice sérieux à tout intéressé. Il est intéressant de souligner le fait que le tribunal n’a pas à tenir compte de la question de savoir si la divulgation est importante pour établir le bien-fondé de la réclamation d’une partie contre l’actif. Le mécanisme proposé de divulgation obligatoire des intérêts économiques constituerait un outil précieux, qui est susceptible de faire l’objet de tactiques abusives par les parties dans le cadre de procédures intentées sous le régime de la LACC.

Pouvoir du tribunal d’annuler la rémunération versée aux membres de la direction

Le Projet de loi apporterait également des modifications à l’article 101 de la Loi sur la faillite. Cet article permet au tribunal d’examiner les dividendes versés au cours de l’année qui précède l’ouverture de la faillite afin de déterminer si le versement a été fait à un moment où la société était insolvable ou l’a rendue insolvable. Le Projet de loi modifierait cette disposition de sorte que celle-ci vise également l’indemnité de départ et les autres avantages versés aux dirigeants de la société dans le cadre de transactions révisables. Il conférerait également au tribunal le pouvoir d’accorder un jugement contre les dirigeants à l’égard de cette indemnité de départ et de ces autres avantages si certaines conditions sont respectées.

Intérêts des parties intéressées et obligation fiduciaire envers les sociétés régies par la LCSA

Enfin, le Projet de loi modifierait la LCSA afin d’y préciser les intérêts de certaines parties intéressés dont les administrateurs ou les dirigeants doivent tenir compte lorsqu’ils exercent leur obligation fiduciaire envers la société qu’ils servent. Pour s’acquitter de cette obligation fiduciaire, les administrateurs et les dirigeants doivent agir « avec intégrité et de bonne foi au mieux des intérêts de la société »[9]. Cette obligation est différente de l’« obligation Revlon » (Revlon duty) applicable aux États-Unis, qui porte plutôt sur l’attention que les administrateurs et les dirigeants doivent accorder à la maximisation de la valeur pour les actionnaires afin de satisfaire à leur obligation fiduciaire. Dans le cadre d’une série de décisions qui ont mené ultimement à l’arrêt BCE, la Cour suprême du Canada a déclaré que l’obligation fiduciaire des administrateurs et des dirigeants en vertu de la LCSA était envers la société, mais qu’ils pouvaient (sans y être tenus), dans l’exercice de cette obligation, tenir compte des intérêts de diverses parties intéressées dans la société.[10]

Le Projet de loi modifierait la LCSA de sorte que celle-ci prévoie que les administrateurs et les dirigeants peuvent tenir compte, notamment, des facteurs suivants : a) les intérêts des principaux intéressés tels que les actionnaires, les employés, les retraités et les pensionnés, les créanciers, les consommateurs et les gouvernements, b) l’environnement et c) les intérêts à long terme de la société. Les alinéas a) et b) de cette liste reprennent les exemples d’intérêts que la Cour suprême du Canada a indiqués dans l’arrêt BCE, mais prévoient expressément les intérêts des retraités et des pensionnés. L’ajout exprès des retraités et des pensionnés à la liste figurant dans le Projet de loi pourrait amener les administrateurs et les dirigeants de sociétés régies par la LCSA qui sont en difficulté à tenir davantage compte des conséquences d’une procédure d’insolvabilité pour ces parties intéressées et, par le fait même, offrir aux membres de la direction une certaine forme de protection lorsqu’ils exercent leur pouvoirs en tenant compte de ces intérêts.

L’ajout des « intérêts à long terme de la société » à la liste des intérêts des parties intéressées dont les administrateurs et les dirigeants peuvent tenir compte est étrange. Dans l’arrêt BCE, la Cour suprême du Canada a déclaré que, dans le contexte de la continuité de l’entreprise, l’obligation fiduciaire « vise les intérêts à long terme de la société »[11]. La Cour énumère ensuite les intérêts des parties intéressées dont les administrateurs peuvent tenir compte, « sans [que cela soit] obligatoire », notamment les intérêts des actionnaires, des employés, des créanciers, des consommateurs, des gouvernements et de l’environnement[12]. En insérant l’objet même de l’obligation fiduciaire, à savoir les intérêts à long terme de la société, dans la liste des intérêts des parties intéressées dont les administrateurs et les dirigeants peuvent tenir compte mais sans aucune obligation de leur part, le Projet de loi se trouverait à reformuler involontairement la définition de l’obligation fiduciaire que la Cour suprême du Canada a formulée dans la jurisprudence ayant mené à l’arrêt BCE.

Conclusion

Le Projet de loi vise à accroître la transparence et l’équité du droit des sociétés et de l’insolvabilité au Canada. Bon nombre des modifications proposées à la Loi sur la faillite, à la LACC et à la LCSA ont pour but de codifier les développements récents dans la jurisprudence canadienne. Toutefois, le Projet de loi apporte également des changements importants aux droits fondamentaux et procéduraux des parties intéressées des sociétés, particulièrement dans un contexte d’insolvabilité. En sa version actuelle, le Projet de loi introduirait beaucoup d’incertitude dans les principales lois canadiennes sur le droit des sociétés et l’insolvabilité. Les avocats dont la pratique est axée sur le droit commercial et l’insolvabilité au Canada suivront de près l’évolution du Projet de loi au fur et à mesure qu’il franchit les étapes en vue de son adoption.

par Waël Rostom, Jeffrey Levine et Stephen Brown-Okruhlik

[1] Investir dans la classe moyenne : le budget de 2019, p. 79.
[2] Ce bulletin porte sur certaines des modifications proposées aux lois canadiennes sur les sociétés et l’insolvabilité qui sont contenues dans le Projet de loi C-97, lequel a fait l’objet d’une première lecture par le Parlement le 12 avril 2019. Ce bulletin ne constitue pas un examen exhaustif des modifications proposées par le projet de loi, qui comprend, entre autres, des modifications proposées à la Loi sur les banques et à la Loi de 1985 sur les normes de prestation de pension.
[3] Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. (1985), ch. C-44, paragraphe 48(1), « bonne foi ».
[4] Bhasin c. Hrynew, 2014 CSC 71, aux paragr. 33 et 86.
[5] I. Waxman & Sons Ltd., Re, 2010 ONSC 2369, au paragr. 18.
[6] Nortel Networks Corporation (Re), 2018 ONSC 278, au paragr. 125.
[7] United States v. Friedland, [1996] O.J. No. 4399, au paragr. 26.
[8] Redstone Investment Corp., Re, 2015 ONSC 533, au paragr. 57.
[9] Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. (1985), ch. C-44, al. 122(1)a).
[10] BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69, aux paragr. 39 et 40.
[11] BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69, au paragr. 38.
[12] BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69, au paragr. 39.

Mise en garde

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt consulter ses propres conseillers juridiques.

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