L’ordonnance de dévolution inversée : dans quelles circonstances cette « mesure extraordinaire » est-elle indiquée?
L’ordonnance de dévolution inversée : dans quelles circonstances cette « mesure extraordinaire » est-elle indiquée?
L’ordonnance de dévolution inversée (« ODI ») est un outil de plus en plus utilisé pour maximiser le recouvrement dans des cas d’insolvabilité complexes au Canada, en particulier lorsqu’il n’est pas efficace ou possible de recourir aux solutions de rechange classiques que sont la vente d’actifs et le plan de restructuration. L’ODI est très attrayante pour les acheteurs d’entreprises en difficulté parce qu’elle permet de préserver efficacement la valeur des permis, des attributs fiscaux et des autres actifs qui ne sont pas facilement transférables à l’acheteur par une opération visant des actifs. Contrairement au plan, l’ODI ne nécessite pas de vote des créanciers pour être approuvée par un tribunal.
Dans notre bulletin de mai 2021, nous avons examiné deux décisions récentes, à savoir Nemaska Lithium[1] et Quest University[2], où les cours d’appel du Québec et de la Colombie-Britannique ont maintenu l’approbation de l’ODI malgré l’opposition de parties prenantes.
Dans sa décision récente dans l’affaire Harte Gold[3], la Cour supérieure de justice de l’Ontario (rôle commercial) a toutefois rappelé que l’ODI est une « mesure inhabituelle ou extraordinaire », qu’elle ne constitue pas la nouvelle norme et que sa commodité pour l’acheteur ne suffit pas à justifier qu’on y recoure. La Cour a aussi rappelé les principaux facteurs à prendre en considération relativement à l’approbation d’une ODI.
L’ordonnance de dévolution inversée, une mesure inhabituelle et extraordinaire
Aux termes d’une ordonnance de dévolution classique, les actifs de la compagnie insolvable sont transférés à l’acheteur, sauf les actifs et les passifs non voulus. En vertu d’une ODI, cependant, les actifs et les passifs indésirables sont plutôt transférés de la compagnie insolvable à une autre compagnie, généralement constituée pour cette fin spécifique. La compagnie insolvable ne conserve que les actifs et les passifs qui intéressent l’acheteur. Les actions de la compagnie insolvable peuvent alors être vendues, ce qui permet non seulement de préserver des permis, des contrats et des attributs fiscaux de valeur, mais aussi, comme nous le verrons plus loin, de réduire le risque, les retards et les coûts associés aux opérations classiques liées à l’insolvabilité.
Malgré ses attraits, le recours à l’ODI n’est pas expressément prévu ni dans la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC) ni dans la Loi sur la faillite et l’insolvabilité. Les quelques décisions qui ont approuvé une ODI ont fourni peu d’indications sur les implications, favorables ou défavorables, de cet outil. Dans l’affaire Harte Gold, la Cour a déterminé que l’ODI [traduction] « devrait continuer d’être considérée comme une mesure inhabituelle ou extraordinaire, et non être vue comme une solution adaptée à toutes les situations du seul fait qu’elle peut être commode ou avantageuse pour l’acheteur[4] ».
De même, dans l’affaire Quest University, la Cour a déterminé que l’ODI ne devrait pas, en général, être employée en vertu de la LACC et que les débiteurs ne devraient pas chercher à y recourir pour se débarrasser d’un créancier difficile ou pour obtenir plus vite le résultat souhaité sans qu’il soit tenu compte des objectifs réparateurs de la LACC[5].
On peut s’attendre à ce que les tribunaux étudient attentivement les ODI proposées, et les contrôleurs nommés par la cour devront faire toutes les vérifications nécessaires pour s’assurer que la restructuration est juste et raisonnable pour toutes les parties, surtout si aucune partie importante ne s’oppose à l’opération[6].
Harte Gold
Harte Gold Corp. (« Harte Gold ») est une société cotée en bourse qui exploite une mine d’or dans le nord de l’Ontario. Elle compte 260 employés et a besoin de plus de 30 permis et licences et plus de 500 titres miniers (biens francs, biens à bail, concessions minières et autres titres[7].
Dans l’affaire Harte Gold, l’objectif principal du recours à l’ODI était de préserver les multiples permis et licences nécessaires aux activités minières. Dans le cadre d’un ordonnance de dévolution classique, l’acheteur doit s’adresser à de nombreux organismes de réglementation et instances pour faire transférer les permis et les licences ou pour en demander de nouveaux. L’ODI évite le risque, les retards et les coûts associés à ces démarches et assure le maintien des permis et des licences dans un souci d’efficacité et de rapidité[8].
L’ODI proposée dans l’affaire Harte Gold comportait une acquisition d’actions par l’un des créanciers garantis de Harte Gold, en vertu d’une offre (credit bid) entraînant l’acquittement de toutes les dettes garanties et de la quasi-totalité des dettes fournisseurs avant le dépôt. Elle prévoyait aussi des quittances en faveur des administrateurs et des dirigeants de Harte Gold, du contrôleur, de l’avocat du contrôleur, de l’acheteur ainsi que des administrateurs et des dirigeants de l’acheteur.
Fondement législatif et facteurs à prendre en considération pour approuver une ODI
Les décisions antérieures d’approuver une ODI se sont appuyées à la fois sur le pouvoir spécifique du tribunal d’approuver la vente des actifs d’une compagnie débitrice en vertu du paragraphe 36(1) de la LACC et sur le pouvoir général que confère au tribunal l’article 11 de la LACC de rendre toute ordonnance indiquée dans les circonstances[9].
Tout en se demandant si le paragraphe 36(1) de la LACC lui donnait le pouvoir d’approuver des ODI, la Cour, dans l’affaire Harte Gold, a refusé de trancher la question, jugeant que l’article 11 permettait clairement au tribunal d’approuver des ODI dans des circonstances appropriées. Néanmoins, les facteurs énumérés au paragraphe 36(3) de la LACC (selon les principes dans l’affaire Soundair Corp.[10]) au sujet de l’approbation de la vente ou de la cession d’actifs d’une compagnie insolvable sont aussi applicables, sans modifications, à une ODI[11].
Dans l’affaire Harte Gold, la Cour a rappelé que, lorsqu’ils demandent l’approbation d’une ODI, la compagnie débitrice, l’acheteur et en particulier le contrôleur nommé par le tribunal doivent être capables de répondre aux questions suivantes, entre autres :
- Pourquoi l’ODI est-elle nécessaire en l’espèce?
- L’ODI produit-elle un résultat économique au moins aussi favorable qu’une autre solution viable?
- Est-ce que l’une ou l’autre des parties se retrouve en pire posture à cause de l’ODI qu’elle ne le serait après n’importe quelle autre solution viable?
- La contrepartie versée pour les activités de la compagnie débitrice reflète-t-elle l’importance et la valeur des permis et des licences (ou d’autres actifs incorporels) qui sont préservés grâce à l’ODI[12]?
La Cour a aussi pris en considération les facteurs du paragraphe 36(3) en les appliquant au contexte d’une ODI, à savoir :
- la justification des circonstances ayant mené au projet d’ODI;
- l’avis du contrôleur selon lequel l’ODI entraîne un meilleur recouvrement pour les parties que le ferait une procédure de faillite;
- la suffisance des consultations menées auprès des créanciers;
- les effets du projet d’ODI sur les droits des créanciers et d’autres parties;
- le caractère juste et raisonnable de la contrepartie reçue pour les actifs;
- l’acquiescement du contrôleur au processus ayant mené au projet d’ODI[13].
La Cour a noté en particulier que le recouvrement pour les parties serait presque assurément moindre avec une procédure de faillite qu’avec l’ODI proposée, en raison du risque, des retards et des coûts associés au processus classique dans les dossiers d’insolvabilité[14]. Les sept mois de sollicitation qui ont débouché sur des offres concurrentes ont donné lieu à un processus de vente raisonnable[15]. Les seules parties qui n’étaient pas appelées à en bénéficier étaient les actionnaires existants de Harte Gold qui n’avaient aucun intérêt financier; il était donc inutile de tenir compte de leur point de vue[16]. En définitive, la Cour a déterminé que tous les facteurs pertinents étaient concouraient à justifier l’approbation de l’ODI proposée.
Les quittances en faveur de tiers que prévoyait l’ODI proposée ont aussi été jugées raisonnables et appropriées dans les circonstances, en fonction des facteurs énoncés dans l’affaire Lydian International Limited (Re)[17].
Conclusion
L’ODI peut se révéler un outil puissant pour maximiser le recouvrement pour les parties dans des circonstances appropriées, mais elle ne constitue pas une mesure courante ou normale au titre de la LACC. Lorsqu’elles envisagent une ODI, les parties concernées doivent se demander si elles pourront répondre aux questions qu’a posées le tribunal dans l’affaire Harte Gold. Les parties demandant l’approbation d’une ODI doivent s’assurer que la preuve présentée au tribunal satisfait aux facteurs du paragraphe 36(3) dans le contexte d’une ODI. Bien qu’elle constitue une « mesure inhabituelle ou extraordinaire », l’ODI peut être un outil précieux dans des cas d’insolvabilité complexes où les ordonnances de dévolution classiques ne maximisent pas le recouvrement.
[1] Arrangement relatif à Nemaska Lithium Inc., 2020 QCCA 1488 (« Nemaska Lithium »).
[2] Southern Star Developments c. Quest University Canada, 2020 BCCA 364 (« Quest University »).
[3] Harte Gold Corp. (Re), 2022 ONSC 653 (« Harte Gold »).
[4] Harte Gold, au paragr. 38.
[5] Quest University Canada (Re), 2020 BCSC 1883, au paragr. 171.
[6] Harte Gold, au paragr. 38.
[7] Harte Gold, au paragr. 4.
[8] Harte Gold, au paragr. 71.
[9] Nemaska Lithium, au paragr. 19; Quest University, au paragr. 11.
[10] Royal Bank of Canada c. Soundair Corp., 1991 CanLII 2727 (ON CA); voir aussi : Target Canada Co. (Re), 2015 ONSC 1487, aux paragr. 14-17.
[11] Harte Gold, au paragr. 37.
[12] Harte Gold, au paragr. 38.
[13] Harte Gold, aux paragr. 40-77.
[14] Harte Gold, aux paragr. 48-49.
[15] Harte Gold, au paragr. 44.
[16] Harte Gold, aux paragr. 56 et 64; citant Sino-Forest Corporation (Re), 2012 ONSC 4377, aux paragr. 23-29 et Stelco Inc. (Re), 2006 CanLII 4500 (ON SC), au paragr. 11.
[17] Harte Gold, aux paragr. 80-86; citant Lydian International Limited (Re), 2020 ONSC 4006, au paragr. 54.
Par Daniel Shouldice
Mise en garde
Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.
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