« Mais quels sont les effets? » La Cour suprême du Canada clarifie la règle anti-privation dans l’arrêt Chandos
« Mais quels sont les effets? » La Cour suprême du Canada clarifie la règle anti-privation dans l’arrêt Chandos
Dans la décision qu’elle a rendue récemment dans l’affaire Chandos Construction Ltd. c. Restructuration Deloitte Inc., la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a confirmé l’existence de la « règle anti-privation » dans la common law canadienne et a fourni des indications concernant son application[1]. Cette règle rend nulles les stipulations contractuelles qui ont pour effet de réduire la valeur de l’actif du débiteur au détriment des créanciers. Elle protège les créanciers d’une personne insolvable ou faillie en limitant la liberté contractuelle du débiteur.
Les juges majoritaires de la CSC ont conclu que la règle anti-privation devait être appliquée en fonction d’un test fondé sur les effets, et non en fonction d’une analyse des intentions des parties. La Cour a également reconnu que la règle comportait des exceptions et des nuances importantes.
La règle anti-privation
La règle anti-privation tire son origine d’un principe établi depuis longtemps au Royaume-Uni qui interdit la « fraude contre les lois en matière de faillite ». Ce principe limite la capacité des parties à se soustraire aux effets de la législation en matière d’insolvabilité[2]. Dans l’arrêt Belmont Park Investments PTY Ltd. v. BNY Corporate Trustee Services Ltd. & Anor, la Cour suprême du Royaume-Uni a déclaré que ce principe consistait en deux règles : 1) la règle anti-privation et 2) la règle du pari passu[3]. La première règle rend nulles les stipulations contractuelles ayant pour effet de réduire la valeur totale de l’actif d’un débiteur, alors que la deuxième règle vise à assurer que les créanciers ne reçoivent pas plus que leur juste part dans le cadre du plan de distribution prévu par la loi[4].La CSC confirme dans l’arrêt Chandos que les deux règles font partie de la common law canadienne[5].
Avant l’arrêt Chandos, les tribunaux canadiens ont examiné et appliqué le principe de la « fraude contre les lois en matière de faillite ». Par exemple, dans l’affaire Canadian Imperial Bank of Commerce v. Bramalea Inc., un tribunal de l’Ontario a jugé qu’une option d’achat prévue par un contrat de société dont l’exercice était déclenché par l’insolvabilité de l’un des associés était invalide étant donné qu’elle réduisait la valeur [TRADUCTION] « à laquelle les créanciers de l’[associé] insolvable auraient autrement accès »[6]. Dans l’arrêt Aircell Communications Inc. (Trustee of) v. Bell Mobility Cellular Inc., la Cour d’appel de l’Ontario s’est fondée sur la décision Bramalea pour invalider une clause qui permettait à l’une des parties de retenir des commissions qu’elle devait à un débiteur dès que celui-ci entamait des procédures de faillite[7]. La cour a conclu que l’application de la clause avait été déclenchée par l’insolvabilité du débiteur et qu’elle était [TRADUCTION] « contraire à l’intérêt public qui exige que la distribution entre les créanciers d’une personne faillie soit juste et équitable »[8].
L’arrêt Chandos : le test fondé sur les effets
L’affaire Chandos portait sur un contrat de sous-traitance intervenu entre Chandos Construction Ltd. (« Chandos ») et son sous-traitant, Capital Steel Inc. (« Capital »). L’entente renfermait une clause qui obligeait Capital à payer des frais pour les dérangements correspondant à 10 % du prix du contrat de sous-traitance ainsi que certains autres frais si elle devenait insolvable ou faillie. Capital a procédé à une cession de ses biens avant de terminer son contrat de sous-traitance. Chandos cherchait à compenser le montant qu’elle devait encore à Capital en le déduisant du montant des frais pour les dérangements et des autres frais qu’elle avait engagés pour trouver un autre sous-traitant. En raison de cette compensation, Chandos aurait une réclamation prouvable dans le cadre de la faillite de Capital plutôt qu’une dette envers l’actif de Capital[9].
Le syndic de faillite de Capital a demandé des conseils et des directives à la Cour du Banc de la Reine d’Alberta quant à la validité de la clause de paiement. Le juge de première instance a appliqué le test fondé sur l’objet pour déterminer si la clause violait la règle anti-privation. Il a conclu que la stipulation était une clause de dommages-intérêts liquidés valide et non une clause pénale, et qu’il ne s’agissait pas d’une tentative d’éviter l’application de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité. Par conséquent, il a confirmé la compensation de Chandos au moyen des frais pour les dérangements. La décision a été infirmée en appel par les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta, qui ont appliqué le test fondé sur les effets pour déterminer si la règle anti-privation était déclenchée.
La CSC a confirmé à la majorité l’arrêt de la Cour d’appel, notamment le recours au test fondé sur les effets pour l’application de la règle anti-privation. Elle a également confirmé le fait que cette règle existait dans la common law canadienne depuis longtemps et qu’elle n’avait pas été éliminée par les dispositions ajoutées à la législation canadienne sur l’insolvabilité en 2009, qui ont pour effet de rendre nulles les clauses ipso facto (à savoir des dispositions prévues dans les conventions qui permettent à une des parties de résilier la convention ou d’obtenir une indemnité si l’autre partie devient insolvable). La CSC mentionne que les dispositions ipso facto des lois sur l’insolvabilité visent à protéger les débiteurs, alors que la règle anti-privation de la common law protège leurs créanciers[10].
Selon la CSC, le test applicable pour que la règle anti-privation soit déclenchée comporte deux volets :[11]
1) l’application de la clause pertinente doit être déclenchée par une insolvabilité ou une faillite;
2) la clause doit avoir pour effet de réduire la valeur de l’actif de la personne insolvable.
Il est important de souligner que le test fondé sur les effets qui est adopté par les juges majoritaires s’écarte du test fondé sur l’objet qui a été utilisé par la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’arrêt Belmont. Le test fondé sur l’objet requiert une analyse des intentions des parties, de sorte que la règle anti-privation n’invalide pas les stipulations des ententes commerciales conclues de bonne foi dont l’objectif prédominant n’est pas de contourner les lois en matière d’insolvabilité[12]. Les juges majoritaires de la CSC ont rejeté le test fondé sur l’objet au motif que l’application d’un tel test entraînerait de l’incertitude sur le plan commercial, « ce qui nuirait à l’administration efficace des faillites d’entreprise »[13]. Le juge écrivant au nom des juges majoritaires mentionne également que l’application du test fondé sur l’objet « obligerait les tribunaux à déterminer l’intention des parties contractantes bien après les faits[14]. On pourrait soulever comme argument que cet aspect des motifs des juges majoritaires ignore l’objectif même de l’interprétation des contrats en vertu de la common law canadienne, qui consiste à « déterminer l’intention objective des parties[15].
Les juges majoritaires de la CSC ont conclu que la règle anti-privation empêchait la compensation des dettes d’un failli lorsque celles-ci avaient été provoquées par la faillite. Ces dettes sont nulles et ne peuvent être compensées afin de réduire les obligations d’une partie envers l’actif du débiteur.
Le juge de première instance, ainsi que les juges dissidents de la Cour d’appel de l’Alberta et de la CSC, ont privilégié l’approche fondée sur l’objet. La juge Côté de la CSC, dans ses motifs dissidents, cite un résumé de la jurisprudence anglaise dans l’arrêt Belmont selon laquelle « il doit y avoir une intention délibérée de contourner les lois en matière d’insolvabilité » pour que l’application de la règle anti-privation soit déclenchée[16]. Elle examine également la jurisprudence canadienne antérieure favorable à l’analyse des intentions des parties au moment de l’application de la règle. Elle considère que la règle relève davantage du volet de common law de la doctrine de l’intérêt public plutôt que du volet statutaire de la doctrine de l’intérêt public, qui est reflété dans la Loi sur la faillite et l’insolvabilité et qui est mentionné par les juges majoritaires[17]. Par conséquent, elle a privilégié l’adoption d’un test objectif fondé sur la finalité commerciale véritable comme solution pour respecter l’équilibre entre les objectifs d’intérêt public, à savoir le maintien de la liberté contractuelle et la protection des intérêts des créanciers[18]. À son avis, la clause de paiement dans l’affaire Chandos avait été insérée pour cette raison : elle visait à protéger l’entrepreneur général contre les risques importants auxquels celui-ci serait exposé advenant la faillite de Capital[19].
La règle comporte des « nuances »
Les juges majoritaires de la CSC ont reconnu le fait que la règle anti-privation comportait d’importantes nuances[20]. Les opérations qui retirent certains biens d’un actif peuvent ne pas violer la règle. De plus, l’obtention d’une garantie n’entraîne pas de violation de la règle. Et il n’y a pas non plus violation de la règle lorsque l’effet des stipulations contractuelles est déclenché par autre chose que l’insolvabilité ou la faillite du débiteur. Les juges majoritaires ont décidé de ne pas se pencher sur toutes les nuances et les exceptions que comporte la règle anti-privation. Celles-ci pourraient cependant se révéler des moyens de protection importants étant donné que le test fondé sur les effets porte considérablement atteinte à la liberté contractuelle des parties.
On peut facilement penser à un grand nombre de relations d’affaires où la question de l’application de la règle anti-privation devra être réglée. Bon nombre d’ententes contractuelles répartissent les risques entre les parties, ce qui pourrait être remis en cause par la règle. Par exemple, le juge écrivant au nom des juges majoritaires dans l’arrêt Chandos ne s’est pas penché sur les « primes de réparation » ou les « primes de paiement anticipé » dans les prêts commerciaux, qui confèrent au prêteur le droit recevoir une indemnité supplémentaire si le prêt est résilié avant la fin de son terme. Souvent, l’insolvabilité du débiteur aura pour effet d’accélérer l’obligation de payer ces primes. La jurisprudence aux États-Unis nous laisse penser que le caractère exécutoire de ces primes dépendra en grande partie du libellé du contrat ainsi que des faits ayant donné naissance à l’obligation. La règle anti-privation fondée sur les effets pourrait rendre cette analyse encore plus complexe. Elle pourrait donner des munitions aux débiteurs lorsqu’ils négocient avec leurs créanciers ou aux officiers de justice qui supervisent les procédures de restructuration.
Une autre « nuance » pourrait être constatée dans les entreprises exploitées conjointement dans les secteurs pétrolier et gazier. Les conventions d’exploitation conjointe prévoient souvent qu’un exploitant peut être remplacé s’il devient insolvable afin que la valeur de l’opération puisse être protégée[21]. Avant la décision de la CSC dans l’arrêt Chandos, la règle anti-privation a été examinée par la Cour du Banc de la Reine d’Alberta dans diverses décisions relatives à un exploitant solvable cherchant à faire lever la suspension des procédures afin de pouvoir remplacer l’exploitant insolvable. Cette jurisprudence nous permet de penser que les tribunaux examineront de plus près les circonstances afin de déterminer l’existence potentielle d’une privation susceptible de déclencher l’application de la règle. C’est ce qui semble ressortir de l’exposé portant sur le test fondé sur les effets figurant dans l’arrêt Chandos. Toutefois, il faudra attendre d’autres décisions pour obtenir des précisions sur la manière dont ces ententes peuvent être touchées par la règle anti-privation.
par Stephen Brown-Okruhlik, Tushara Weerasooriya et Courteney Rickert (stagiaire)
[1] 2020 CSC 25 [Chandos].
[2] Aditya Badami & Meghan Parker, « Canada’s Tired Anti-Deprivation Rule: Capital Steel Inc v Chandos Construction Ltd » dans Janis P Sarra, ed, Annual Review of Insolvency Law 2019 (Toronto : Thomson Reuters Canada, 2020), version en ligne : WestlawNext Canada.
[3] [2011] UKSC 38, au paragr. 1 [Belmont].
[4] Ibid.
[5] Chandos, supra note 1, aux paragr. 12 et 13.
[6] [1995] OJ no 4884 (C.J. (div. gén.)), au paragr. 6 [Bramalea].
[7] 2013 ONCA 95.
[8] Ibid, au paragr. 12.
[9] Chandos, supra note 1, au paragr. 6.
[10] Ibid, au paragr. 28.
[11] Ibid, au paragr. 31.
[12] Ibid, au paragr. 32.
[13] Ibid, au paragr. 34.
[14] Ibid.
[15] Creston Moly Corp. c. Sattva Capital Corp., 2014 CSC 53, au paragr. 49, cité dans Chandos, supra note 1, au paragr. 58, la juge Côté, dissidente.
[16] Chandos, supra note 1, au paragr. 64, citant Belmont, supra note 3, au paragr. 78.
[17] Chandos, supra note 1, aux paragr. 105 à 107 et au paragr. 109.
[18] Ibid, au paragr. 116.
[19] Ibid, au paragr. 136.
[20] Ibid, au pargr. 40.
[21] Voir Robyn Gurofsky & Tiffany Bennett, « Anti-Deprivation Rule in Canada: An Alberta Perspective » I.I.C. Art. Vol. 9-3, version en ligne : WestlawNext Canada. (en anglais)
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