Pertes d’exploitation pendant la pandémie : qui doit régler la facture?
Pertes d’exploitation pendant la pandémie : qui doit régler la facture?
La pandémie de COVID-19 et les restrictions imposées aux entreprises ont mené à une hausse des litiges en assurance et à l’apparition de questions inédites.
Les refus de garantie pour les « pertes d’exploitation » liées à la COVID-19 retiennent particulièrement l’attention, et soulèvent des questions quant à la responsabilité des assureurs dans le contexte de la pandémie.
Émergence de litiges concernant les pertes d’exploitation
L’assurance contre les pertes d’exploitation est devenue une source fréquente de litiges. Nombre d’entreprises tentent d’atténuer le fardeau financier qui pèse sur elles en raison de la réduction ou de l’interruption forcée de leurs activités en présentant des demandes d’indemnité, dont plusieurs sont maintenant devant les tribunaux du Canada et du monde.
Dans ces affaires, les plaignants, seuls ou dans le cadre d’une action collective, allèguent que leur assureur a manqué à ses obligations contractuelles en refusant d’indemniser les pertes d’exploitation attribuables à la restriction ou à l’interruption des activités commerciales non essentielles ordonnée par les autorités fédérales, provinciales ou régionales.
Il est principalement question d’assurances « tous risques »[1], d’assurances restreintes visant « la perte ou l’endommagement matériels directs » des biens du titulaire de la police[2] ou de garanties visant expressément les maladies infectieuses[3]. L’analyse visant à déterminer si les pertes liées à la pandémie sont garanties par une assurance contre les pertes d’exploitation est fondée sur les politiques du souscripteur et les principes d’interprétation des contrats, selon lesquels l’étendue et les répercussions de l’interruption sont déterminantes, de même que sur les définitions, les exclusions, les exceptions, les extensions, les éventualités ou les circonstances nécessitant une garantie particulière qui sont expressément prévues dans la police (consultez notre bulletin précédent pour une description plus détaillée de ces principes).
La condition selon laquelle une interruption des activités doit découler d’une perte ou d’un dommage matériel direct est présente dans la plupart des polices d’assurance, et l’interprétation qu’en feront les tribunaux déterminera vraisemblablement si la police étudiée couvre les pertes d’exploitation liées aux restrictions pandémiques.
MDS Inc. v. Factory Mutual Insurance Company
Au Canada, la plus récente interprétation judiciaire du concept de dommage matériel est celle des décisions de première instance et d’appel dans l’affaire MDS Inc. v. Factory Mutual Insurance Company[4] (« MDS »). En première instance, l’assuré réclamait, en vertu d’une assurance tous risques, l’indemnisation des pertes d’exploitation subies à la suite de la fermeture, pendant 15 mois en raison d’une fuite de matériaux radioactifs causée par de la corrosion, du réacteur nucléaire de recherche où il se procurait des isotopes radioactifs. La fermeture avait été ordonnée par la Commission canadienne de sûreté nucléaire. La police d’assurance tous risques excluait les pertes résultant de la corrosion, exclusion qui était toutefois assortie d’une exception pour les dommages matériels. La Cour devait déterminer si la perte de jouissance des radioisotopes était un dommage matériel.
Dans son analyse, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a étudié deux interprétations du terme « dommage matériel causé » (resulting physical damage) :
- Une interprétation étroite selon laquelle la perte ou l’endommagement matériels est une altération tangible des biens de l’assuré, plus particulièrement une [traduction] « altération de l’apparence, de la forme, de la couleur ou d’un autre aspect physique du bien assuré »[5].
- Une interprétation élargie selon laquelle la perte de jouissance des lieux ou de l’équipement d’une entreprise due à la présence de substances dangereuses et aux fermetures ordonnées en conséquence doit être indemnisée[6].
Dans l’affaire MDS, la Cour supérieure a déterminé qu’il convenait en l’espèce de retenir la définition élargie et que la disposition pertinente de la police visait la détérioration du fonctionnement ou de la jouissance de biens matériels causée par la fuite[7]. Elle a indiqué que cette interprétation cadrait avec la finalité de l’assurance de biens tous risques, qui est d’offrir une protection étendue[8].
Avant d’être portée en appel, cette décision de la Cour supérieure ouvrait la voie à une interprétation large des dommages matériels. Elle ouvrait aussi la voie à l’argument selon lequel les pertes résultant de la fermeture d’une entreprise pouvaient être des dommages matériels au sens des assurances tous risques contre les pertes d’exploitation.
La décision a toutefois été infirmée par la Cour d’appel de l’Ontario, qui a conclu que l’exception à l’exclusion de la corrosion ne s’appliquait pas à la perte économique causée par l’impossibilité d’utiliser l’équipement pendant la fermeture[9]. Selon elle, [traduction] « si une perte économique peut résulter d’un dommage matériel, elle ne constitue pas elle-même un dommage matériel »[10].
La décision de la Cour d’appel est signe d’un penchant des tribunaux canadien pour une interprétation stricte et étroite des dommages matériels en faveur des assureurs. Cette victoire pour les assureurs pourrait représenter pour les assurés un obstacle à l’indemnisation des pertes d’exploitation liées à la COVID-19.
La question vue par d’autres juridictions
Des tribunaux étrangers ont eux aussi commencé à étudier les pertes liées à la pandémie dans le contexte d’assurances contre les pertes d’exploitation. La jurisprudence américaine récente soutient l’idée selon laquelle la simple présence de la COVID-19 sur les lieux d’un assuré ne constitue pas une perte matérielle directe. Dans bien des cas, les demandes d’indemnité sont refusées au motif qu’il y a perte ou dommage matériel lorsqu’un bien subit une [traduction] « altération physique apparente »[11], mais pas s’il s’agit simplement d’une perte de jouissance[12].
À titre de comparaison, la Cour suprême du Royaume-Uni a récemment rendu sa décision dans la cause type soulevée par la Financial Conduct Authority, qui avait pour but de clarifier la signification et les effets de différentes dispositions de polices d’assurance dans le contexte des réclamations liées à la COVID-19 et des pertes d’exploitation. Après avoir analysé des clauses visant les maladies, des clauses visant l’impossibilité d’accéder aux lieux, des clauses mixtes et des clauses de quantification fondée sur les projections, la Cour a donné raison aux titulaires de police et conclu que, en principe, ces clauses couvraient les pertes d’exploitation occasionnées par la pandémie.
Plus récemment encore, la Cour supérieure du Québec a refusé d’autoriser une action collective introduite par des dentistes qui prétendaient que les pertes résultant des restrictions que leur a imposées le gouvernement pendant la pandémie étaient garanties par leur assurance. Les dentistes n’avaient pas démontré que leur demande visait « une perte de revenus occasionnée par une perte ou [un] dommage matériel à [leurs] biens assurés »[13].
Ce qu’il faut retenir
Vu la récente multiplication des litiges, nombre d’entreprises et d’assureurs réexaminent leurs polices d’assurance et se demandent si elles offrent une protection dans le contexte de la pandémie. Il devient aussi apparent que les souscripteurs doivent rédiger des polices d’assurance contre les pertes d’exploitation claires et détaillées qui prévoient expressément des exclusions et des extensions potentielles pour les fermetures et les restrictions d’achalandage ordonnées par le gouvernement en cas d’éclosion virale.
L’affaire MDS porte à croire que le libellé de la police et les faits particuliers (comme les attentes raisonnables des parties) serviront dans les prochaines décisions à déterminer si les dommages découlant de la réduction ou de l’interruption des activités, ou l’endommagement de biens attribuable à la pandémie, sont garantis par une assurance contre les pertes d’exploitation. Comme c’est une cour d’appel qui a conclu que les dommages matériels garantis dans une assurance contre les pertes d’exploitation ne comprennent pas la perte de jouissance ni la perte économique, cette décision deviendra certainement un argument de poids dans les prochains dossiers concernant les demandes d’indemnité liées à la COVID-19 présentées au Canada pour ce type d’assurance.
[1] Matrix Production Services Ltd. v. Economical Mutual Insurance Company, dossier no VLC-S-S-208574 à la Cour suprême de la Colombie-Britannique, Canada.
[2] Workman Optometry Professional Corporation, et. al. v. Aviva Insurance Company of Canada, et. al., dossier no CV-20-00643488-00CP à la Cour supérieure de justice de l’Ontario, Canada.
[3]Ibid.
[4] MDS Inc. v. Factory Mutual Insurance Company, 2020 ONSC 1924 (C.S. Ont.) inf. par 2021 ONCA 594 [MDS].
[5] Acciona Infrastructure Canada Inc. v. Allianz Global Risks US Insurance Co., 2015 BCCA 347 [Acciona] , paragr. 38.
[6] Jessy’s Pizza v. Economical Mutual Insurance Co., 2008 NSSM 38 (Cour des petites créances de la Nouvelle-Écosse); MDS, supra note 4.
[7] MDS, supra note 4, paragr. 518.
[8] Ibid., paragr. 519.
[9] Ibid., paragr. 12.
[10] Ibid., paragr. 97.
[11] 10E, LLC v. Travelers Indemnity Co. of Connecticut, 483 F.Supp.3d 828 (C.D. Cal. 2020), paragr. 836.
[12] Diesel Barbershop, LLC v. State Farm Lloyds, 479 F.Supp.3d 353 (W.D. Tx. 2020).
[13] Centre de santé dentaire Gendron Delisle inc. c. La Personnelle, assurances générales inc., 2021 QCCS 3463, paragr. 73-76.
par Darcy Ammerman, Paola Ramirez et Shahnaz Dhanani
Mise en garde
Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.
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