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Avertissement aux entreprises : les sociétés peuvent être tenues responsables d’un délit de corruption même si elles n’avaient pas l’intention de verser ou de recevoir un pot-de-vin

12 avril 2024 Bulletin Litige et règlement de différends Lecture de 6 min

En 2023, la Cour d’appel du Manitoba a rendu une importante décision concernant le délit de corruption, dont les entreprises devraient prendre note [1].

La Ville de Winnipeg a poursuivi son ancien administrateur en chef, Phil Sheegl, notamment pour avoir accepté des pots-de-vin. Sheegl a admis qu’il avait accepté des paiements de la part de tiers, mais a soutenu que ces paiements n’étaient pas censés être des incitatifs et que dans les faits, personne n’avait été influencé à faire quoi que ce soit. La Cour a rendu une décision défavorable à Sheegl.

La Cour a statué que le sens d’un pot-de-vin va au-delà de sa connotation populaire d’un paiement frauduleux pour inclure tout paiement ou cadeau fait à titre d’incitatif à un « mandataire » et non divulgué au « mandant » [2]. De plus, les tribunaux peuvent simplement présumer que : a) ceux qui font ces paiements non divulgués le font à titre d’incitatif; b) les mandataires qui reçoivent les paiements sont en fait influencés par eux [3].

Le Tribunal a également clarifié que le délit de corruption n’est pas réservé aux agents publics ni même aux situations impliquant une relation fiduciaire. Il suffit au plaignant de démontrer que le destinataire est soumis à une [traduction] « obligation de renseignement, de conseil ou de recommandation sur une base impartiale ou désintéressée » [4]. Toute personne ou entreprise soumise à une telle obligation (y compris celles qui se considèrent comme des citoyens honnêtes et respectueux de la loi) devrait donc prêter une attention particulière à cette affaire.

Contexte

La Ville a acheté un ancien bâtiment de Postes Canada dans le centre-ville de Winnipeg et a financé un projet de réaménagement de plusieurs millions de dollars pour le nouveau siège social du service de police de Winnipeg (le « projet ») [5]. Ce projet est rapidement devenu un scandale. Il a été considérablement retardé, a dépassé son budget et a suscité des inquiétudes quant à la qualité de la construction. Le projet a également fait l’objet d’une longue enquête criminelle pour corruption [6].

L’enquête a révélé qu’à titre de chef de l’administration, M. Sheegl avait reçu secrètement deux paiements – aux montants de 200 000 $ CA et 127 200 $ US – d’Armik Babakhanians. À l’époque, Armik et ses sociétés fournissaient des services en gestion en construction au projet en vertu de contrats que Sheegl avait obtenus en usant de son influence. Sheegl n’avait jamais informé la Ville des paiements qu’il avait reçus [7].

Au bout d’un moment, Sheegl a démissionné en raison de la controverse et a reçu une indemnité de départ de la Ville [8]. En 2020, la Ville l’a poursuivi en alléguant un stratagème frauduleux multidimensionnel lié au projet. Dans le cadre de sa poursuite, la Ville a prétendu que les deux paiements d’Armik à Sheegl constituaient des pots‐de‐vin lui donnant droit à des dommages‐intérêts.

Le délit de corruption et la décision en première instance

Au procès, Sheegl n’a pas nié avoir reçu les deux paiements d’Armik. Il a témoigné qu’il avait reçu les paiements dans le cadre d’une [traduction] « transaction avec poignée de main » avec Armik relativement à une transaction immobilière de bonne foi entre les deux parties qui n’était pas liée au projet ni à la Ville [9].

Le tribunal de première instance a énoncé comme suit les éléments constitutifs du délit de corruption :

  1. que la personne qui effectue le paiement le verse au mandataire de l’autre personne avec laquelle [elle traite];
  2. que ce soit fait tout en sachant que cette personne agit comme mandataire d’une autre personne avec laquelle il existe une relation d’affaires et
  3. que la personne ayant effectué le paiement ait omis de divulguer à la personne avec laquelle il fait affaire qu’elle a effectué ledit paiement à une personne qui, à sa connaissance, agissait à titre de mandataire de l’autre personne [10].

Le tribunal de première instance a finalement donné raison à la Ville en rejetant l’explication de la poignée de main de Sheegl, la qualifiant d’« incroyable » et de « fictive » étant donné qu’il n’y avait aucun document à l’appui [11]. Il a estimé que le véritable caractère de l’opération et la question de savoir s’il s’agissait de corruption étaient tout à fait académiques, car même si l’explication de Sheegl avait été véridique, elle n’aurait apporté aucun avantage en ce qui concerne le délit de corruption [12]. [Traduction] « Une fois que les éléments du délit de corruption ont été établis, les motifs à l’origine de ce paiement ne sont pas pertinents [13]. »

Le tribunal de première instance a ajouté que ce serait un [traduction] « message absurde » si [traduction] « de hauts fonctionnaires pouvaient faire des affaires en secret avec des personnes qui, en même temps, cherchaient à obtenir des contrats des mêmes organismes publics pour lesquels ces fonctionnaires travaillent. Ni la loi ni le bon sens n’appuient ou ne justifient une conclusion ou un message aussi douteux [14]. »

Sheegl a été condamné à verser à la ville et aux autres défendeurs des dommages-intérêts correspondant au montant du pot-de-vin, au montant de l’indemnité de départ de la Ville et à des dommages-intérêts punitifs d’un montant de 100 000 dollars.

La Cour d’appel confirme la décision, clarifie la notion de délit

Sheegl a interjeté appel de la décision de première instance, et la Cour d’appel du Manitoba a profité de l’occasion pour clarifier certains aspects du délit de corruption :

  1. Responsabilité pénale et civile pour corruption: Au Canada, une personne peut être accusée de corruption en vertu du Code criminel, qui crée plusieurs infractions pour traiter les différentes formes de corruption nationale [15]. Outre l’accusation en vertu du Code criminel, une personne peut également être poursuivie devant un tribunal civil pour délit de corruption.
  2. Éléments principaux du délit : Une personne sera responsable du délit de corruption dans les cas suivants :
    1. elle effectue un paiement au mandataire d’un mandant avec lequel elle traite;
    2. elle effectue des paiements tout en sachant que le mandataire agit à titre de mandataire du mandant; et
    3. elle omet de divulguer au mandant qu’elle a effectué un paiement à son mandataire.
  3. Le payeur et le bénéficiaire peuvent tous deux être responsables: Une personne peut être poursuivie pour le délit de corruption, qu’elle soit le payeur ou le bénéficiaire du pot-de-vin. La loi ne fait pas de distinction entre les systèmes de corruption par « incitatif », où le payeur cherche à obtenir une faveur, et ceux par « corruption », où le bénéficiaire exige un pot-de-vin [16].
  4. Motif non pertinent: Les motifs pour lesquels le payeur a effectué le paiement ne sont pas pertinents. Le délit ne requiert pas que le payeur ou le bénéficiaire agisse avec un motif corrompu ou par mauvaise foi [17].
  5. Reconnaissance d’une influence inappropriée : Pour déterminer si le délit a été commis, le tribunal présumera que le bénéficiaire a été influencé par le paiement.
  6. Un « pot-de-vin » peut être un paiement qui crée une possibilité réaliste de conflit d’intérêts: Un pot-de-vin comprend tout paiement, cadeau, promesse ou autre avantage offert à un mandataire pour l’inciter à agir et qui n’est pas divulgué au mandant [18]. Le vice lié au versement d’un pot-de-vin est qu’il peut inciter le mandataire à s’écarter, consciemment ou non, du devoir qu’il a envers son mandant. La question de savoir si le paiement, si un autre avantage ou si la promesse constitue un pot-de-vin dépend donc de la question de savoir s’il crée [traduction] « la perspective réaliste d’un conflit d’intérêts entre le mandataire et son mandant. » [19].
  7. Le délit de corruption n’est pas réservé aux fonctionnaires: Enfin, le délit de corruption n’est pas réservé aux situations, comme celle de l’affaire Sheegl, où il existe un rapport spécial ou fiduciaire entre le bénéficiaire et son mandant en raison de la nature du poste. Tout ce que le demandeur doit démontrer, c’est que le bénéficiaire du paiement a [traduction] « l’obligation de fournir des renseignements, des conseils ou des recommandations de façon impartiale ou désintéressée ». Cela s’applique à un très large éventail de postes à tous les niveaux, au sein de différents types d’organisations. Si ce devoir existe, le simple versement d’argent sous forme de pots-de-vin ou de commissions secrètes expose le payeur et le bénéficiaire à des recours civils sans qu’il soit nécessaire de s’interroger sur la nature juridique de leur relation [20].

À retenir

La décision de la Cour d’appel suggère que les tribunaux canadiens traitent les affaires de corruption civile avec beaucoup plus de sérieux qu’avant. Bien que la corruption dans le cas en l’espèce concernait un fonctionnaire « en faillite éthique et morale », la décision devrait servir d’avertissement à toutes les personnes et sociétés (en particulier celles ayant un devoir de fournir des renseignements, des conseils ou des recommandations de manière impartiale ou désintéressée). En effet, elles ont l’obligation de prendre les mesures nécessaires afin de s’assurer qu’aucun des versements effectués ne risque d’être interprété ultérieurement comme un pot-de-vin.

[1] Winnipeg (City) v. Sheegl et al., 2023 MBCA 63.
[2] Ibid, au par. 33.
[3] Ibid, au par. 37.
[4] Ibid, au par. 39.
[5] Ibid, au par. 2.
[6] Ibid, au par. 3.
[7] Ibid, au par. 4.
[8] Ibid, au par. 5.
[9] Ibid, au par. 11.
[10] Ibid, au par. 34.
[11] Ibid, au par. 233.
[12] Ibid, au par. 220.
[13] Ibid, au par. 233.
[14] Ibid, au par. 264.
[15] Code criminel, LRC 1985, c. C-46, art. 119-125, 426
[16] Winnipeg (Ville) v. Sheegl, MBCA 63, 2023, au par. 30; Salford (Mayor of) Lever (1890), [1891] 1 QB 168 (CA [Eng])
[17] Ibid, au par. 102.
[18] Fait intéressant, même en droit criminel, la corruption ne se limite pas aux cas où l’état d’esprit du délinquant est [traduction] « corrompu dans [sa] forme la plus crasse » (voir v. Greenwood, 1991 ONCA 2730); les interdictions prévues dans le Code criminalisent non seulement les accords de contrepartie, mais aussi [traduction] « les formes plus subtiles de corruption potentielle ».
[19] Ibid, aux par. 1 à 36.
[20] Winnipeg (City) v. Sheegl, 2023 MBCA 63, au par. 39.

par Ralph Cuervo-Lorens, Jamie Virgin, Reuben Rothstein, Fernanda Martins (stagiaire en droit; biographie en anglais seulement)

Mise en garde

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis. Il est préférable d’obtenir un avis juridique spécifique.

© McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l. 2024

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