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Considérations juridiques au Canada liées au « clonage de la voix »

6 décembre 2024 Bulletin sur la propriété intellectuelle Lecture de 7 min

Fin 2023, une chanson intitulée « NostalgIA » qui « mettait en vedette » Justin Bieber, Bad Bunny et Daddy Yankee est devenue virale sur Internet. Si vous avez suivi l’actualité de la culture populaire, vous savez peut-être que cette « collaboration de rêve »[1] n’a jamais eu lieu. Il s’agit plutôt d’une chanson générée à l’aide de l’intelligence artificielle et d’une technologie de « clonage de la voix ». Le clonage de la voix (également connu sous le nom d’hypertrucage audio) est un processus par lequel un échantillon d’enregistrement audio est utilisé pour créer une copie synthétique de la voix et de la forme linguistique d’une personne. Cette copie peut ensuite être utilisée pour créer des extraits audio convaincants contenant la ressemblance d’une voix à celle de la personne dont la voix a été « clonée ».

Selon les médias[2], Bad Bunny a été particulièrement contrarié par le fait qu’une chanson à laquelle il n’a jamais participé, mais qui contient la ressemblance de sa voix, circulait sur Internet.

Dans le présent bulletin, nous examinons quelques causes d’action possible au Canada pour une personne victime de clonage de la voix.

Cause d’action prévue par la loi :  atteinte à la vie privée

Les provinces du Canada disposent de lois visant à protéger les intérêts des personnes en matière de vie privée. En particulier, certaines provinces comme la Colombie-Britannique, la Saskatchewan, le Manitoba, le Québec et Terre-Neuve-et-Labrador ont des causes d’action prévue par la loi relatives aux atteintes à la vie privée[3]. Ces causes d’action sont fondées sur l’utilisation sans autorisation de la ressemblance d’une personne. La plupart des textes législatifs précisent que l’utilisation sans autorisation de la voix d’une personne est un délit susceptible d’action[4]. Par exemple, la Loi sur la protection de la vie privée du Manitoba précise ce qui suit :

2(1) Celui qui, de façon notable, sans raison valable et sans droit invoqué, porte atteinte à la vie privée d’une autre personne commet un délit civil contre cette autre personne.

Sans préjudice de la portée générale de l’article 2, la vie privée d’une personne peut être atteinte […]

c) par l’utilisation sans autorisation, du nom, de la ressemblance ou de la voix de la personne en vue de faire la publicité, de promouvoir la vente ou l’échange de tout bien ou service ou en vue de toute autre forme d’enrichissement pour l’utilisateur si, au cours de l’usage, la personne est identifiée ou identifiable et que l’utilisateur a l’intention d’exploiter le nom, la ressemblance ou la voix de cette personne[5]; [c’est nous qui soulignons]

Bien que, à la date du présent bulletin, aucune décision n’a été rendue au Canada concernant l’application d’un droit à la vie privée prévu par la loi dans le contexte du clonage de la voix, il est clair qu’il existe, au moins dans certaines provinces, un fondement juridique permettant de faire valoir une atteinte à la vie privée pour une personne qui y est victime du clonage de sa voix.

Usurpation de personnalité

Au Canada, le délit d’« usurpation de personnalité » est commis lorsque la personnalité d’une personne est exploitée à des fins commerciales sans le consentement de cette personne[6].

L’expression « à des fins commerciales » a été interprétée au Canada comme excluant toute expression qui sert principalement une fonction sociale, ce qui est important pour la protection de la liberté d’expression[7]. Par exemple, dans l’affaire Gould Estate v Stoddart Publishing Co.[8], la Cour a cité le passage suivant d’une décision des États-Unis[9] dans ses motifs et a en fin de compte rejeté l’allégation des demandeurs selon laquelle les défendeurs s’étaient approprié la personnalité d’un pianiste célèbre :

[Traduction]
Il convient donc d’examiner l’objectif du portrait en question afin de déterminer s’il remplit principalement une fonction sociale importante pour la protection de la liberté d’expression. Si le portrait sert simplement à apporter des informations, qui ne sont ni fausses ni diffamatoires, au débat public sur des questions politiques ou sociales, ou à permettre la libre expression de talents créatifs qui contribuent à l’enrichissement culturel de la société, alors le portrait sera généralement soustrait à la responsabilité. Toutefois, ce ne sera pas le cas si le portrait sert principalement de moyen d’exploitation commerciale[10].

Il convient cependant de noter que ce sont les faits d’une affaire qui déterminent en définitive si le contenu créé à l’aide de la technologie de clonage de la voix est exclu du champ d’application de ce délit.

Il peut également être nécessaire pour une revendication au titre de ce délit que la partie plaignante soit désignée dans l’exploitation dont elle se plaint. Par exemple, dans l’affaire Joseph v Daniels, la Cour a déclaré qu’une photo du torse d’une personne, qui ne l’identifie ni par son nom ni par son visage, ne satisfait pas à cette partie du critère, puisqu’elle ne fait pas référence [traduction] « au nom, à la réputation, à la ressemblance ou à un autre élément de l’individualité ou de la personnalité du requérant, qu’un membre du public associe au requérant ou considère comme lui appartenant[11] ». En revanche, satisfait à cette partie du critère une photographie du visage d’une personne accompagnée de son nom figurant sur des dépliants[12].

Récemment, le champ d’application de ce délit a été élargi en Colombie-Britannique afin d’offrir des recours non seulement aux célébrités,  mais aussi aux professionnels dont l’identité professionnelle a été utilisée et exploitée sur le plan commercial sans leur autorisation[13].

Préjudice résultant de la  fausse impression en common law

Dans notre bulletin précédent, intitulé « What Has the Law Done About “Deepfake” », nous avons abordé le préjudice résultant de la fausse impression en tant que recours potentiel pour les victimes de la technologie d’« hypertrucage »[14]. Ce préjudice est un délit relativement nouveau reconnu en Ontario et en Colombie-Britannique[15] qui vise le tort consistant à présenter publiquement une personne de manière inexacte.

Une personne qui allègue avoir fait l’objet d’une « fausse impression » doit démontrer les éléments suivants :

  1. la fausse impression donnée d’une personne serait très offensante pour une personne raisonnable; et
  2. la personne avait connaissance de la fausseté de l’information rendue publique et de la fausse impression qu’elle donnerait de l’autre ou a fait preuve d’une insouciance téméraire à cet égard[16].

Les tribunaux ont souligné que, pour soutenir la première étape du critère susmentionné, une partie peut démontrer que [traduction] « une personne raisonnable trouverait très offensant d’être publiquement présentée de manière inexacte comme elle l’a été » et qu’une telle présentation inexacte n’a pas besoin d’équivaloir à de la diffamation[17]. En outre, les tribunaux ont indiqué que [traduction] « le tort ne consiste pas à donner publiquement une image de la personne qui est pire que la réalité, mais qui est différente de la réalité »[18].

Le délit a été reconnu pour la première fois en Ontario dans l’affaire Yenovkian v Gullian, une procédure de droit de la famille dans laquelle l’intimée demandait des dommages-intérêts à son ex-mari qui s’était investi dans une longue campagne de cyberintimidation contre elle. Ainsi, il a créé des sites Web et des messages sur les médias sociaux accusant l’épouse et ses parents de divers actes illégaux, notamment de maltraitance d’enfants, d’enlèvement et de fraude[19].

Le préjudice résultant de la fausse impression a été récemment reconnu par la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans l’affaire Durkin v Marlan[20]. Le requérant y invoquait la diffamation et l’atteinte à la vie privée causées par un article rédigé par l’intimée. En particulier, le requérant a soutenu que l’article de l’intimée l’avait présenté sous un jour trompeur en le décrivant comme un voleur[21]. La Cour a estimé que l’action liée à la fausse impression donnée du requérant était « juridiquement défendable », mais a noté que, compte tenu des circonstances de l’affaire, le requérant n’avait pas réussi à prouver tous les éléments du délit[22].

Bien que, à la date du présent bulletin, il n’y a pas eu au Canada d’affaires dans lesquelles le préjudice résultant de la fausse impression a été appliqué au clonage de la voix, l’application potentielle de ce délit aux affaires liées à la technologie du clonage de la voix semble inévitable.

Conclusion

Les victimes du clonage de la voix peuvent se prévaloir de plusieurs causes d’action, notamment l’atteinte à la vie privée, l’usurpation de personnalité et la fausse impression. Avec l’utilisation croissante des hypertrucages, y compris le clonage de la voix, dans de nombreux aspects de la vie quotidienne, la probabilité que la technologie des hypertrucages croise le droit de la responsabilité civile semble inévitable.

McMillan continue de suivre les développements de l’IA générative et du droit, y compris leurs implications en matière de responsabilité civile.

Par Pablo Tseng, Carina Chiu, Aki Kamoshida (stagiaire en droit)

[1] Une telle collaboration peut être une « collaboration de rêve » pour certains, mais pas pour tous.
[2] « Bad Bunny not happy about AI track using his voice », BBC (8 novembre 2023), en ligne(en anglais).
[3] Privacy Act, RSBC 1996, c 373 (en anglais); The Privacy Act, RSS 1978, c P-24 (en anglais); Loi sur la protection de la vie privée, CPLM c P125; Article 35 du Civil Code of Québec; Privacy Act, RSNL 1990, c P-22 (en anglais).
[4] Noter que la Privacy Act de la Colombie-Britannique RSBC 1996, c 373 (en anglais), se concentre sur l’utilisation sans autorisation du « portrait » d’une personne et définit ce terme au paragraphe 3(1).
[5] Loi sur la protection de la vie privée, CPLM c P125, art. 3 et 4.
[6] Alors qu’en Ontario le délit est reconnu en application de la common law, dans certaines provinces comme la Colombie-Britannique l’usurpation de personnalité est invoquée en vertu de la Privacy Act de cette province, comme le montre l’affaire Poirier v Wal-Mart Canada Corp., 2006 BCSC 1138 (en anglais) [Poirier].
[7] Gould Estate v Stoddart Publishing Co., 1996 CanLII 8209 (ON SC) (en anglais) [Gould Estate].
[8] Idem.
[9] Presley v. Russen, 513 F.Supp. 1339 (U.S. Dist.   D.N.J.  1981).
[10] Gould Estate, supra, note 7, par. 16; ce même passage a également été cité dans l’affaire Wiseau Studio, LLc et al. v Harper et al., 2020 ONSC 2504 (en anglais), par. 212.
[11] Joseph v Daniels, 1986 CanLII 1106 (BC SC) (en anglais).
[12] Poirier, supra, note 6.
[13] Par exemple, dans l’affaire Bao v Welltrend United Consulting Inc. 2023 BCSC 1566 (en anglais), le délit a été constaté lorsque l’identité d’un avocat a été utilisée sans son consentement pour soumettre des documents relatifs à l’immigration.
[14] Pablo Tseng et Paola Ramirez, « What Has the Law Done About ”Deepfake“? », McMillan, (10 mai 2023), en ligne (en anglais).
[15] Dans une décision récente, la Cour du Banc du Roi du Manitoba a noté que le délit n’a pas encore été reconnu au Manitoba (Galton Corporation v Riley, 2023 MBKB 73 [en anglais]).
[16] Yenovkian v Gulian, 2019 ONSC 7279 (en anglais), par. 170.
[17] Yenovkian, supra, note 16, par. 171
[18] Idem.
[19] Yenovkian, supra, note 16, par. 23
[20] Durkin v Marlan, 2022 BCSC 193 (en anglais).
[21] Idem, par. 23.
[22] Idem, par. 22.

Mise en garde

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision,  mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.

© McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l. 2024

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