Il n’y a pas de limite : la Cour d’appel de la C.-B. confirme un jugement sommaire condamnant une entreprise à payer deux millions de dollars pour violation de contrat
Il n’y a pas de limite : la Cour d’appel de la C.-B. confirme un jugement sommaire condamnant une entreprise à payer deux millions de dollars pour violation de contrat
Dans un arrêt récent, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a confirmé un jugement par lequel un juge siégeant en son cabinet avait ordonné le paiement d’environ deux millions de dollars pour violation de contrat[1] .
Les parties ne s’entendaient pas sur l’interprétation d’une clause d’un accord de financement. En particulier, Skychain Technologies Inc. (« Skychain ») soutenait qu’une certaine disposition limitait les recours dont disposaient les demanderesses, The9 Limited (« The9 ») et 1111 Limited (« 1111 »). Skychain affirmait que, pour cette raison, il n’était pas loisible à The9 et à 1111 de réclamer le remboursement intégral du montant du prêt consenti, car elles n’avaient droit qu’aux dommages-intérêts liquidés, calculés conformément au contrat.
La Cour suprême et la Cour d’appel de la Colombie-Britannique n’ont pas retenu la thèse de Skychain, estimant que son interprétation du contrat était incompatible avec les principes du caractère raisonnable sur le plan commercial.
Les faits
Skychain avait besoin de financement pour construire une installation d’hébergement de cryptomonnaies (l’« installation ») à Birtle, au Manitoba. Elle a donc conclu une entente par laquelle The9 acceptait de lui avancer quatre millions de dollars, soit deux millions de dollars en actions et bons de souscription et deux millions de dollars sous forme de financement par emprunt garanti par des débentures convertibles émises sur les actions de Skychain au profit de 1111, le prête-nom de The9 (le « financement par emprunt »).
Le financement par emprunt était régi par trois documents : un accord de financement conclu entre Skychain et The9 (l’« accord de financement »); un contrat de sûreté générale intervenu entre Skychain et The9 (le « CSG ») et un certificat de débentures délivré par Skychain (les « débentures »). Ces documents obligeaient Skychain à prendre les mesures suivantes : (1) affecter le montant de l’emprunt essentiellement au financement de la construction et de la mise en service de l’installation; (2) se procurer les permis et les approbations requis pour l’installation au plus tard le 30 juin 2021 (la « date butoir »); (3) avoir achevé la construction et la mise en service de l’installation au plus tard le 7 décembre 2021 (la « date de livraison de l’installation »).
Skychain n’a pas été en mesure d’obtenir les permis nécessaires pour construire l’installation à Birtle; elle a plutôt entrepris des démarches pour construire l’installation à Melita (Manitoba) (une ville située à une centaine de kilomètres de Birtle). Il n’était pas contesté qu’à la date butoir, Skychain n’avait pas obtenu les permis et les approbations nécessaires et qu’à la date de livraison de l’installation, elle n’avait ni achevé la construction de l’installation ni mis celle-ci en service.
The9 et 1111 ont présenté une requête en jugement sommaire réclamant le remboursement du montant total prêté, plus les intérêts. Skychain affirmait que The9 et 1111 n’avaient pas droit à ce moment-là au remboursement du montant total de l’emprunt.
Arguments des parties
The9 soutenait que le CSG lui donnait le droit de demander un jugement lui accordant le remboursement du montant total prêté, étant donné que le CSG prévoyait que le financement par emprunt deviendrait immédiatement exigible en cas de défaut de Skychain, si ce défaut persistait pendant dix jours ouvrables après notification écrite de ce défaut. The9 avait fait parvenir un avis écrit à Skychain, qui n’avait pas été en mesure de remédier à son défaut (c.-à-d. le défaut d’obtenir les permis nécessaires et d’achever les travaux de construction de l’installation et la mise en service de celle-ci).
Le CSG stipulait toutefois qu’il était assujetti aux modalités de l’accord de financement. Par conséquent, le nœud du litige portait sur l’interprétation de l’article 6.3 de l’accord de financement, qui stipulait :
[traduction] Dans l’éventualité où Skychain ne réussirait pas à obtenir avant la date butoir les principaux permis et approbations énumérés à l’article 5n), The9 pourra, dans la mesure du raisonnable et à sa seule discrétion : (i) repousser la date butoir et permettre à Skychain de reporter la date de livraison de l’installation à la date la plus rapprochée possible; (ii) facturer à Skychain des dommages-intérêts liquidés d’un montant équivalent à 0,1 % du coût du financement pour chaque jour de retard écoulé après la date prévue de livraison de l’installation jusqu’à la survenance de l’un ou l’autre des événements suivants : 1) la date à laquelle les travaux sont terminés; 2) la date de résiliation du présent accord (les dommages-intérêts liquidés) […] Aucune disposition des présentes n’a pour effet de limiter le droit de The9 de réclamer des dommages-intérêts pour le préjudice effectivement subi en raison du défaut de livrer l’installation et The9 aura le droit d’exercer tous les recours qui lui sont ouverts en common law ou en equity, y compris, sans limitation, une ordonnance d’exécution intégrale et/ou une injonction, sous réserve de tout autre droit de résiliation qui peut être exercé en vertu du présent accord.
Les parties s’entendaient pour dire que l’accord de financement n’avait pas encore été résilié. Skychain soutenait que la première phrase de l’article 6.3 signifiait que, tant que The9 ne résilierait pas l’accord de financement, les seuls recours dont disposait The9 en cas de défaut de Skychain d’obtenir les permis et les approbations nécessaires avant la date butoir étaient les suivants : a) soit accepter de repousser la date butoir et reporter en conséquence la date de livraison de l’installation; b) soit réclamer des dommages-intérêts liquidés selon la formule établie à l’article 6.3.
Skychain affirmait par conséquent que The9 ne pouvait réclamer que des dommages-intérêts liquidés devant le tribunal.
Analyse du juge siégeant en son cabinet
Le juge Gomery a énoncé le critère permettant d’obtenir un jugement sommaire en vertu de la règle 9-6 [des Règles la Cour suprême en matière civile], à savoir : le tribunal rend un jugement sommaire s’il est convaincu qu’il n’y a pas matière à procès et il peut rendre un jugement sommaire s’il est convaincu que la seule véritable question justifiant un procès est une question de droit. Pour prendre cette décision, le tribunal ne peut apprécier la preuve que dans le but de déterminer si celle-ci est incontestable et il peut tirer des inférences de fait à partir des faits non contestés dont il est saisi, à condition qu’elles soient solidement étayées par les faits[2].
Le différend entre les parties concernait l’interprétation des documents de prêt, une question mixte de fait et de droit. Il incombait donc à The9 et à 1111 de démontrer, au vu de la preuve, qu’il n’y avait aucune véritable question de fait justifiant un procès.
Le juge Gomery a rejeté l’interprétation étroite de l’article 6.3 proposée par Skychain, en faisant observer que cette clause stipulait expressément que les recours de The9 ne se limitaient pas à ceux prévus à l’article 6.3 et que The9 pouvait exercer tous les recours qui lui étaient ouverts en common law ou en equity. Le juge Gomery a également estimé que l’interprétation de Skychain n’était pas compatible avec certaines autres dispositions de l’article 6.3. Par exemple, l’article 6.3 prévoyait que The9 avait le droit de prendre « l’une ou l’autre » des mesures précisées dans cet article, et non une seule de ces deux mesures.
Le juge Gomery a également déclaré que, même si l’interprétation de l’article 6.3 proposée par Skychain était textuellement plausible, elle n’était pas appropriée sur le plan commercial. Le juge Gomery a fait observer que si des dommages-intérêts liquidés pouvaient être appropriés lorsqu’une des parties retarde l’exécution du contrat, ils ne l’étaient pas lorsque le contrat ne sera jamais exécuté. Comme Skychain ne construira jamais d’installation à Birtle, l’objet du prêt de The9 ne s’était jamais concrétisé et il n’était donc pas raisonnable sur le plan commercial de limiter les recours de The9 ou de 1111 à des dommages-intérêts liquidés.
Compte tenu de tous ces éléments, le juge Gomery a conclu que l’interprétation de l’article 6.3 ne soulevait pas de véritable question de fait justifiant un procès, de sorte que le seul moyen de défense invoqué par Skychain pour contrer la demande ne pouvait prospérer. Par conséquent, le juge Gomery a rendu un jugement sommaire par lequel il accordait aux demanderesses un montant d’environ deux millions de dollars, de même que les intérêts contractuels.
L’arrêt de la Cour d’appel
En appel, Skychain faisait valoir que le juge Gomery avait commis une erreur en décidant effectivement que Skychain avait fondamentalement manqué à ses obligations contractuelles en renonçant à son projet de construire l’installation à Birtle, alors que cet argument n’avait pas été plaidé par les demanderesses.
Plus précisément, Skychain reprochait au juge Gomery :
- D’avoir mal interprété la question que les parties lui demandaient de trancher, en l’occurrence celle de savoir si la « relocalisation » de l’installation à Melita donnait lieu à la réserve de droits prévue à l’article 6.3;
- D’avoir fondé son jugement sur une théorie selon laquelle l’emplacement de l’installation était un élément fondamental et essentiel de l’accord de financement, une théorie dont la valeur n’avait pas été vérifiée lors du procès;
- D’avoir ouvert la porte à la possibilité que des jugements contradictoires soient rendus sur les questions de fait et de droit contestées dans le procès concernant d’autres intéressés.
Au lieu de fonder sa décision sur les moyens d’appel susmentionnés, la Cour d’appel a jugé qu’elle était en mesure de déterminer si l’article 6.3 empêchait The9 d’accélérer le remboursement du financement par emprunt en exigeant de Skychain qu’elle rembourse la totalité du montant. La Cour d’appel s’est dite convaincue que The9 pouvait agir de la sorte puisque les faits pertinents n’étaient pas contestés et que la Cour disposait d’arguments complets des deux parties sur l’interprétation de l’article 6.3, de sorte qu’il n’était pas nécessaire de déterminer si le juge Gomery avait statué ultra petita et avait fondé à tort sa décision sur une violation fondamentale du contrat.
La Cour d’appel a jugé que, selon une interprétation contextuelle du libellé de l’article 6.3, il était évident que cette disposition conférait à The9 deux droits supplémentaires en cas de non-respect de la date butoir. Selon la Cour d’appel, l’article 6.3 ne limitait pas les droits de The9 à l’égard d’une telle violation, contrairement à ce que prétendait Skychain.
De plus, la Cour d’appel a réitéré que l’interprétation proposée par Skychain n’était pas sensée sur le plan des affaires et n’était pas compatible avec les principes commerciaux reconnus. Si l’on devait accepter l’interprétation de Skychain, The9 serait obligée d’attendre que les débentures expirent en juin 2025 avant de pouvoir réclamer le remboursement du financement par emprunt. Dans l’intervalle, elle ne pourrait réclamer que des dommages-intérêts liquidés et des intérêts minimes.
En conséquence, la Cour d’appel a rejeté à l’unanimité l’appel de Skychain.
Points à retenir
Cet arrêt nous rappelle que, même s’il est difficile de respecter le critère juridique permettant d’obtenir un jugement sommaire, les tribunaux n’hésiteront pas à rendre un jugement si les exigences prévues à la règle 9-6 sont satisfaites.
En outre, cet arrêt confirme que les tribunaux considèrent le caractère raisonnable sur le plan commercial comme un principe directeur en matière d’interprétation des contrats. Ainsi, même si une certaine interprétation semble plausible, les tribunaux peuvent la rejeter si elle n’est pas compatible avec les principes du caractère raisonnable sur le plan commercial.
[1] Skychain Technologies Inc c The9 Limited, 2023 BCCA 150, conf. The9 Limited c Skychain Technologies Inc, 2022 BCSC 1666.
[2] Citant les arrêts Beach Estate c Beach, 2019 BCAC 277, et Canada (Procureur général) c Lameman, 2008 CSC 14.
par Carina Chiu et Cole Bailey
Mise en garde
Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.
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