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Les mécanismes d’ajustement carbone aux frontières — l’avenir de la politique mondiale en matière de carbone ?

28 octobre 2024 Bulletin sur l'énergie Lecture de 10 min

Dans les parties précédentes de notre série sur les marchés du carbone, nous avons approfondi les complexités du captage, de l’utilisation et du stockage du carbone, ainsi que les subtilités des marchés du carbone et des politiques de tarification.

Les MACF sont mis en œuvre et étudiés par divers gouvernements dans le monde, y compris au Canada, et constituent une réponse possible à une préoccupation croissante en matière de politique climatique, à savoir les fuites de carbone. Les fuites de carbone surviennent lorsque les producteurs et les émetteurs de dioxyde de carbone («  CO2 ») déjà établis dans un territoire réglementé délocalisent leur production pour contourner l’application de politiques en matière d’émissions. Souvent ils la transfèrent à un territoire où de telles politiques sont inférieures ou inexistantes. Le résultat net est que, malgré une diminution possible des émissions dans le territoire réglementé, les émissions globales demeurent les mêmes ou peuvent même augmenter — les sources d’émissions étant simplement transférées d’un endroit à un autre. Des fuites de carbone se produisent également lorsque des activités qui produisent beaucoup d’émissions sont transférées dans un autre territoire qui n’a pas de politiques en matière d’émissions ou qui en a peu, et que les biens ou services qui en résultent sont ensuite importés dans le territoire réglementé. Le transfert transfrontalier de ces biens et services va en fait à l’encontre de l’objectif des politiques en matière de carbone et mine leur efficacité. Les MACF visent à répondre à ces préoccupations.

Une conséquence pratique de la mise en œuvre des MACF peut être de protéger la production locale de certains produits (qui est soumise à des objectifs d’émissions et à des pénalités) contre la concurrence mondiale des territoires qui ne sont pas soumis à des objectifs d’émissions et à des pénalités. Concrètement, les coûts de production supplémentaires, y compris les taxes sur le carbone, seront refilés aux consommateurs sous forme de prix plus élevés. Un producteur qui n’est pas assujetti à des cibles d’émissions et à des pénalités aura un coût de production inférieur et pourra donc vendre ses produits à un prix inférieur à celui d’un concurrent assujetti à une telle mesure. Cela peut avoir de profondes répercussions sur la compétitivité d’une entreprise. Traditionnellement, ces déséquilibres du coût de production ont été réglés au moyen d’accords commerciaux, de traités, de litiges et de guerres commerciales. Alors que les MACF imposent une taxe sur le carbone pour certains produits importés à forte intensité de carbone, leur mise en œuvre peut permettre d’uniformiser les règles du jeu pour les producteurs nationaux, sous le prétexte de prévenir les fuites de carbone.

Les MACF peuvent avoir pour effet de protéger certains secteurs et certains producteurs de la concurrence étrangère, que cet effet soit voulu ou non.

Le présent article examine l’élaboration des politiques de MACF, la manière dont elles répondent aux préoccupations stratégiques et les conséquences potentielles de ces politiques sur le secteur de l’énergie au Canada.

Contexte

La Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques vise à stabiliser les émissions de gaz à effet de serre afin d’éviter toute interférence néfaste avec le système climatique. En vertu de l’Accord de Paris, les pays sont tenus d’établir des cibles climatiques de plus en plus ambitieuses. Le Canada s’est fixé des cibles de réduction des émissions de 40 % à 45 % par rapport aux niveaux de 2005 au plus tard en 2030, en vue d’atteindre des émissions nettes carboneutres d’ici 2050. Cet engagement est appuyé par un plan du gouvernement du Canada intitulé « Un environnement sain et une économie saine », dont un pilier central est la tarification du carbone. Le prix du carbone au Canada est actuellement de 80 $ la tonne de CO2 et il devrait augmenter à 170 $ la tonne d’ici 2030. La mise en œuvre de redevances sur les émissions basées sur des modèles de tarification du carbone, comme celui du Canada, a soulevé d’autres questions, notamment : la compétitivité avec des produits provenant de territoires qui n’ont pas adopté de politiques en matière de carbone ou de territoires qui ont adopté des politiques en matière de carbone, mais qui ne sont pas mises en œuvre de la même manière, dans la même mesure ou calculées de façon similaire ; et la possibilité de déplacer la production à forte intensité de carbone vers des sites situés en dehors du territoire ; et/ou d’acheter des crédits de carbone à des territoires extérieurs (tous ces éléments sont appelés ici « fuites de carbone »). Les fuites de carbone représentent une préoccupation importante pour les décideurs, puisqu’elles minent l’intention et l’objet de la loi, qui est de réduire les émissions de CO2 dans l’atmosphère. Il s’agit également d’un problème important pour le secteur, puisqu’elles peuvent entraîner des désavantages concurrentiels importants en raison de l’augmentation des coûts de production. Les décideurs cherchent maintenant des moyens de prévenir les fuites de carbone.

Introduction aux MACF

Les variations des politiques climatiques d’un territoire à l’autre présentent de nombreuses difficultés concernant les objectifs de la politique climatique. Les incohérences dans le calcul des émissions, des crédits d’émissions, de l’intensité du CO2, des taxes et des incitatifs ont entraîné des fuites de carbone et modifié les chaînes d’approvisionnement mondiales. Les MACF sont censés répondre à ces préoccupations et égaliser les coûts du carbone au-delà des frontières, ce qui prévient les fuites de carbone et assure une concurrence équitable pour les entreprises locales. Un pays ne peut pas légiférer d’une manière qui influe sur la souveraineté d’un pays étranger, mais il peut tenter d’influencer le comportement des producteurs de ce pays en imposant des restrictions sur les importations et les exportations au moyen de droits et de sanctions. C’est en fin de compte ce que font les MACF.

Initialement introduits par l’Union européenne (« UE »), les MACF visent à uniformiser les règles du marché du carbone en imposant un tarif ou des droits sur les produits à forte intensité de carbone importés de régions où les mécanismes de tarification du carbone sont moins rigoureux ou inexistants. Les MACF permettent de garantir que le prix du carbone des importations est équivalent au prix du carbone de la production nationale, soutenant ainsi les objectifs climatiques de l’UE sans nuire à sa compétitivité.

Dans l’UE, les MACF s’appliqueront à certains produits et secteurs, ainsi, cette application est subjective. Les critères de sélection peuvent (vont ?) favoriser les producteurs locaux ou certains « clubs » de pays. Par exemple, une nation peut considérer certaines pratiques de production d’énergie de façon négative et imposer un droit élevé aux pays qui exportent cette forme d’énergie. Cette approche pourrait avoir un effet domino, alors que les pays imposeront des droits de douane en guise de représailles en fonction du traitement de leurs exportations par les pays qui utilisent des MACF.

Le MACF de l’UE doit commencer en 2026 et couvrira des secteurs comme ceux du ciment, du fer et de la sidérurgie, de l’aluminium, des engrais, de l’électricité et de l’hydrogène. Pendant la phase de transition (2023-2025), les importateurs doivent déclarer les émissions de gaz à effet de serre intégrées à leurs importations, s’adaptant graduellement au nouveau système avant l’entrée en vigueur de l’obligation d’acheter et de remettre annuellement des certificats.

À l’exception du MACF de l’UE, aucune autre juridiction n’a à ce jour adopté de législation concernant un MACF. Les gouvernements souhaitent toutefois vivement étudier la question. Les MACF peuvent prendre diverses formes, comme les frais d’importation ou les exigences relatives aux quotas d’émission. Ils peuvent aussi inclure des remises à l’exportation pour assurer une concurrence équitable des produits canadiens sur les marchés étrangers.

D’autres pays, dont le Royaume-Uni et le Canada, explorent les MACF. Le Royaume-Uni prévoit mettre en œuvre un MACF d’ici 2027 et le Canada étudie activement ces mécanismes. Cette tendance mondiale vers les MACF indique un changement significatif dans la manière dont les pays gèrent les émissions de carbone et elle a des conséquences profondes pour le commerce international et le secteur de l’énergie à l’échelle mondiale.

Il reste à voir quel sera l’effet du MACF de l’UE sur les partenaires commerciaux de l’UE et quelle sera leur réaction. En outre, il conviendra d’examiner l’application des MACF à des produits et à des lieux protégés par des traités et des lois sur le commerce international.

Interaction avec le transport du carbone

Comme nous l’avons mentionné dans la partie 3, le transport du carbone est un élément essentiel de l’infrastructure du marché du carbone. Les MACF introduisent une nouvelle couche de complexité dans ce paysage et peuvent avoir un effet sur la compétitivité des produits à forte intensité de carbone sur les marchés internationaux. L’imposition de MACF par les principaux partenaires commerciaux des entreprises canadiennes du secteur de l’énergie, comme l’UE et le Royaume-Uni, pourrait nuire à la capacité du Canada d’exporter certains produits de l’énergie et des produits connexes. D’une part, les politiques rigoureuses du Canada sur le carbone pourraient donner à ses exportations une position favorable par rapport à celles des régions moins réglementées. D’autre part, les coûts supplémentaires imposés par les MACF pourraient rendre les produits canadiens moins concurrentiels si les politiques nationales ne les soutiennent pas adéquatement en conséquence. Le MACF de l’UE peut être utilisé à titre de politique protectionniste pour promouvoir la production nationale au détriment des exportations étrangères.

Le Canada, comme d’autres pays, pourrait être confronté à la décision de mettre en œuvre des mesures de soutien nationales pour les secteurs touchés ou de mettre en œuvre ses propres droits et taxes pour protéger sa compétitivité.

On peut faire une analogie avec le secteur des pâtes et papiers. Le Canada avait tenté d’appuyer son industrie des pâtes et papiers au moyen de divers avantages fiscaux nationaux et par l’imposition de droits sur les produits du bois américains. Alors que ces politiques avaient pour but de protéger une industrie canadienne importante, elles ont entraîné une guerre commerciale avec les États-Unis[1]. Les États-Unis ont imposé des droits de douane en guise de représailles sur le bois d’œuvre résineux importé du Canada, ce qui a conduit à des décennies de litiges commerciaux entre les deux pays[2]. On ne sait pas si les politiques de MACF pourraient entraîner des guerres commerciales et des litiges semblables. Le MACF de l’UE aidera-t-il le Canada à protéger la compétitivité de ses industries essentielles ou entravera-t-il le commerce des produits canadiens et augmentera-t-il leurs coûts ?

Sommaire de « Explorer les ajustements à la frontière pour le carbone pour le Canada »

Actuellement, le Canada utilise des systèmes de tarification nationaux et un soutien financier pour les technologies de réduction des émissions[3] afin de réduire les émissions de carbone, mais il pourrait envisager des mesures supplémentaires telles que les MACF alors que les prix du carbone augmentent.

La manière dont la communauté internationale perçoit l’imposition des MACF sera un indicateur de premier plan au moment de déterminer si ces politiques aideront ou entraveront les industries locales. Les nations qui ont des ambitions semblables en matière de carboneutralité peuvent créer leurs propres politiques pour collaborer et appuyer des pays aux vues similaires. D’autres nations adopteront des approches différentes fondées sur leurs propres intérêts et réagiront en imposant leurs propres tarifs et droits. La réaction qu’aura le secteur de l’énergie à l’échelle mondiale aux différentes propositions de MACF est encore inconnue et devra être observée au fur et à mesure que ces mécanismes seront élaborés.

Le gouvernement du Canada s’engage avec des partenaires internationaux à explorer le potentiel des MACF et l’alignement des politiques climatiques. Compte tenu de l’adoption du MACF de l’UE, le Canada collabore avec l’UE et les États-Unis pour tenter de remédier aux effets que les disparités en matière de politique climatique peuvent avoir sur le commerce[4]. Le gouvernement du Canada consulte également plus largement les parties prenantes au Canada et à l’étranger en vue d’évaluer les répercussions environnementales, économiques et commerciales des MACF.

Alors que les pays mettent en œuvre des mesures climatiques ambitieuses, le rôle que les MACF joueront dans la prévention des fuites de carbone et dans le soutien à des politiques climatiques compétitives et efficaces reste à voir, tout comme leur capacité de réaliser leurs objectifs dans un marché mondial. Le gouvernement du Canada s’est engagé à explorer les MACF dans le cadre de sa stratégie plus large visant à atteindre ses objectifs en matière de climat et à maintenir sa compétitivité internationale.

Effet sur les importations et les exportations à forte intensité de carbone

Les MACF pourraient également avoir un impact sur la compétitivité des produits à forte intensité de carbone importés au Canada. Par exemple, les importations de pétrole brut en provenance du Moyen-Orient et du Vénézuéla pourraient devenir moins attrayantes en raison des coûts supplémentaires imposés en raison des MACF ; toutefois, les consommateurs nationaux pourraient payer le prix de produits plus coûteux en raison de l’absence d’options pour les produits de remplacement.

De plus, les MACF pourraient comporter des défis pour les exportateurs d’énergie canadiens. L’UE n’a pas mis en œuvre un système proposé de crédits aux exportateurs. Un tel système aurait permis aux exportateurs dans des secteurs à forte intensité de carbone basés dans l’UE de recevoir des crédits financiers lorsqu’ils exportent vers des pays qui n’ont pas de politiques relatives aux émissions de carbone à forte intensité. L’UE a estimé qu’une telle politique irait à l’encontre de son intention de lutter contre les fuites de carbone. Les exportateurs d’énergie canadiens peuvent être confrontés à une situation où ils paient des droits sur l’énergie exportée vers des nations dotées de MACF, ce qui rendrait leurs prix non concurrentiels dans les pays non dotés de MACF en raison de l’augmentation des coûts de production et d’exportation vers des régions dotées de MACF.

Conclusion

L’introduction des MACF compliquera sans aucun doute le paysage stratégique du secteur de l’énergie. Les entreprises doivent maintenant tenir compte de l’intensité en carbone des composantes de leurs produits et de leurs chaînes d’approvisionnement, non seulement pour assurer leur conformité à l’échelle nationale, mais aussi pour assurer leur compétitivité à l’échelle internationale.

Les MACF sont en train d’être élaborés dans le cadre d’une nouvelle vague de développement de la politique mondiale en matière de carbone, qui vise à contrôler les marchés du carbone, à prévenir les fuites de carbone et à faire respecter les engagements en matière de climat dans le monde entier. Pour le secteur de l’énergie, cela signifie qu’il faut s’adapter aux nouvelles complexités des exportations et des importations et aux nouvelles possibilités qu’elles offrent. À mesure que des juridictions comme l’UE, le Royaume-Uni et le Canada mettent en place ces mécanismes, les entreprises de l’énergie doivent demeurer informées et agiles, s’adaptant à l’environnement de réglementation changeant pour maintenir leur compétitivité et soutenir les objectifs climatiques mondiaux.

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[1] « The Canada – United States Softwood Lumber Dispute » (mai 2003) en ligne (pdf) : Institut forestier du Canada (4 juillet 2003) (en anglais).
[2] Canada, Affaires mondiales Canada, Bois d’œuvre résineux (Ottawa : Affaires mondiales Canada, 2024) en ligne :  Bois d’œuvre résineux.
[3] Gouvernement du Canada, Explorer les ajustements à la frontière pour le carbone pour le Canada (Ottawa : Government of Canada, 2023) en ligne : Gouvernement du Canada.

Par Sean Ralph et Josh Sheppard (stagiaire en droit)

Mise en garde

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.

© McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l. 2024

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