


L’essor des clauses Kirschner : origine et implications pour les prêteurs au Canada
L’essor des clauses Kirschner : origine et implications pour les prêteurs au Canada
Introduction
Ces dernières années, l’inclusion des clauses dites « Kirschner » dans les conventions de crédit régies par le droit américain a connu un essor considérable, en particulier dans le contexte de l’évolution du contentieux et du contrôle judiciaire des structures de prêts consortiaux. Ces clauses tirent leur nom de l’affaire marquante Kirschner v. J.P. Morgan Chase Bank, N.A. et al. (« Kirschner ») aux États-Unis (« É.-U. »). Elles visent à préciser explicitement pourquoi un prêt consortial donné peut être distingué d’un titre financier soumis aux lois fédérales et étatiques américaines sur les valeurs mobilières, dont l’application aurait des conséquences négatives importantes pour les prêteurs.
Compte tenu de l’interconnexion des marchés des prêts consortiaux canadiens et américains, les agents administratifs et arrangeurs canadiens devraient envisager d’intégrer ces clauses dans les conventions de crédit canadiennes, en particulier lorsque la transaction présente un volet transfrontalier du fait qu’un ou plusieurs agents, prêteurs ou emprunteurs entretiennent un lien substantiel avec les É.-U.
Contexte général
En avril 2014, Millennium Laboratories LLC (« Millennium ») a réalisé une opération de refinancement et de recapitalisation par dividendes impliquant une facilité de crédit garantie de premier rang de 1,825 milliard de dollars américains ainsi que des prêts à terme pouvant atteindre 1,775 milliard de dollars américains. Par la suite, le syndicat initial a cédé une partie de ses engagements relatifs aux prêts à terme B à des investisseurs institutionnels, sous forme de billets à ordre. Au moment du financement, Millennium faisait l’objet d’une procédure judiciaire et était par ailleurs visé par une enquête du Département de la Justice des États-Unis (« DOJ »).[1]
Millennium a été tenu de verser plus de 14 millions de dollars américains en dommages-intérêts dans le cadre du litige et a conclu un règlement de 256 millions de dollars américains avec le DOJ. Peu de temps après, en novembre 2015, Millennium a déposé une demande de protection contre la faillite.[2]
En août 2017, le fiduciaire désigné par le tribunal de la faillite pour représenter les porteurs de billets a intenté une action contre les prêteurs, alléguant notamment que ces billets constituaient des titres en vertu de certaines lois étatiques sur les valeurs mobilières et que les prêteurs avaient enfreint ces lois en formulant des déclarations trompeuses en lien avec le litige et l’enquête du DOJ.[3]
La Cour de district des États-Unis pour le district sud de New York (« Cour pour le district sud ») a accueilli une requête en irrecevabilité, statuant que les billets en question ne satisfaisaient pas aux critères permettant de les qualifier de titres en vertu des lois étatiques sur les valeurs mobilières.[4]
La Cour d’appel des États-Unis pour le second circuit (« Cour d’appel ») a confirmé la décision de la Cour pour le district sud, concluant que les billets ne constituaient pas des titres. La Cour a fondé son analyse sur les critères établis dans l’arrêt Reves v. Ernst & Young de la Cour suprême des États-Unis, qui a donné naissance au critère de la « ressemblance familiale ».[5] Le critère de la « ressemblance familiale » repose sur quatre facteurs :
- les motivations économiques qui inciteraient un vendeur et un acheteur raisonnables à conclure la transaction;
- le mode de distribution de l’instrument financier;
- les attentes légitimes du public investisseur;
- l’existence d’un cadre réglementaire alternatif réduisant sensiblement le risque lié à l’instrument, rendant ainsi l’application des lois américaines sur les valeurs mobilières superflue.[6]
Après application des quatre facteurs du critère de la « ressemblance familiale », la Cour a conclu que les billets ne constituaient pas des titres. Au regard du premier facteur, la Cour a reconnu que les billets pouvaient être assimilés à des titres en raison des motivations des parties[7], mais les autres facteurs allaient à l’encontre de cette qualification. En ce qui concerne le deuxième facteur, la Cour a estimé que le mode de distribution des billets n’impliquait pas une offre au public, ce qui suggérait qu’ils ne pouvaient pas être considérés comme des titres. Concernant le troisième facteur, la Cour a souligné que les parties étaient des prêteurs institutionnels avertis, ayant attesté de leur expertise en matière d’octroi de crédit et effectué leur propre vérification au préalable, rendant ainsi déraisonnable l’idée qu’ils aient pu considérer les billets comme des titres.
Enfin, la Cour a constaté que les billets étaient régis par un cadre réglementaire existant et garantis par des sûretés, ce qui réduisait considérablement le risque associé à ces instruments, renforçant ainsi la conclusion qu’ils ne constituaient pas des titres.[8]
En février 2024, la Cour suprême des États-Unis a rejeté la demande d’autorisation d’appel visant la décision de la Cour d’appel pour le second circuit, entérinant ainsi la décision initiale de cette dernière.
Un statu quo prudent pour les prêts consortiaux liés aux États-Unis
L’arrêt Kirschner a suscité une large couverture aux États-Unis et a été suivi de près par la Loan Syndications and Trading Association (LSTA) et ses membres. Bien que cette décision n’ait pas entraîné de modification substantielle du marché américain des prêts consortiaux, elle a réaffirmé la nécessité pour les prêteurs de veiller à ce que la documentation et les stratégies de syndication utilisées dans ce marché empêchent que les prêts consortiaux soient requalifiés, par inadvertance, en titres.
Toutefois, en plus de veiller à ce que les quatre critères de la « ressemblance familiale » soient clairement pris en compte dans la documentation des prêts conformément aux pratiques et aux normes usuelles du marché des prêts consortiaux, certains prêteurs ont ajouté des clauses supplémentaires afin de minimiser le risque que leurs prêts soient assujettis aux lois étatiques sur les valeurs mobilières. Ces clauses incluent notamment une déclaration explicite précisant que le prêt constitue une facilité de prêt commercial et non un titre financier détenu à des fins de placement.
Répercussions sur les transactions canadiennes
Bien que la décision rendue dans Kirschner ne soit pas applicable en vertu des lois sur les valeurs mobilières des provinces et territoires canadiens et que le critère de la « ressemblance familiale » ait été expressément rejeté au Canada[9], il est recommandé d’inclure des clauses Kirschner dans les conventions de crédit lorsqu’une opération apparemment canadienne implique des parties (agents, prêteurs ou emprunteurs) ayant un lien substantiel avec les États-Unis. Cette approche vise à offrir une assurance supplémentaire que le prêt ne sera pas requalifié en titre financier au regard des lois fédérales ou étatiques américaines sur les valeurs mobilières.
Si vous avez des questions ou si vous avez besoin de renseignements supplémentaires, veuillez communiquer avec l’un des auteurs.
Par Jeffrey Rogers, Shahen Mirakian, Steven Marmer et Gary Preteau (stagiaire en droit)
[1] Kirschner v. JP Morgan Chase Bank, N.A.,21-2726 (2d Cir. 2023) à la p. 5.
[2] Ibid. à la page 15.
[3] Ibid. à la page 16.
[4] Ibid. aux pages 16 et 17.
[5] Ibid. à la page 25.
[6] Ibid.
[7] Ibid. aux pages 6-39.
[8] Ibid.
[9] La Cour d’appel de l’Ontario a statué que le critère de la « ressemblance familiale » n’était pas applicable pour déterminer si un instrument ou transaction constituait un titre financier au sens de la Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario dans l’affaire Commission des valeurs mobilières de l’Ontario c. Tiffin, 2020 ONCA 17 (voir notre bulletin ici, en anglais).
Mise en garde
Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.
© McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l. 2025
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