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« L’importance pour le public » : la porte d’entrée de la Cour suprême du Canada

13 décembre 2024 Bulletin Litige et règlement de différends Lecture de 8 min

Introduction

À l’instar du proverbial chemin du paradis, le chemin qui mène à la Cour suprême du Canada est étroit. La plupart des plaideurs doivent demander l’autorisation d’interjeter appel devant le plus haut tribunal du pays[1]. Des centaines de demandes sont déposées chaque année, et la Cour en accueille généralement moins de 10 %[2]. Les parties peuvent améliorer leurs chances de succès en étudiant la manière dont la Cour suprême sépare le bon grain de l’ivraie. Ce n’est pas une tâche facile : la Cour n’a pas élaboré de règles claires et elle énonce rarement les raisons pour lesquelles elle accepte ou refuse d’accorder une demande d’autorisation d’appel. Ce bulletin a pour but d’aider les appelants potentiels en leur donnant une vue d’ensemble du cadre législatif régissant les demandes d’autorisation d’appel et en fournissant d’autres sources qui donnent un aperçu des critères pris en compte par la Cour.

La Loi sur la Cour suprême et le critère de l’importance pour le public

Le pouvoir discrétionnaire de la Cour suprême d’accorder ou de refuser une demande d’autorisation d’appel est large et absolu. Le paragraphe 40(1) de la Loi sur la Cour suprême prévoit que la Cour peut accorder l’autorisation si :

[L]a Cour estime, compte tenu de l’importance de l’affaire pour le public, ou de l’importance des questions de droit ou des questions mixtes de droit et de fait qu’elle comporte, ou de sa nature ou importance à tout égard, qu’elle devrait en être saisie […][3].

En résumé, pour être entendue devant le plus haut tribunal du pays, une affaire doit présenter une question d’une importance telle que l’intervention de la Cour suprême est justifiée. Bien que le paragraphe (1) de l’article 40 établisse une distinction entre l’importance pour le public et l’importance des questions de droit, il est difficile d’imaginer une affaire qui ne satisferait qu’à l’un de ces deux critères et pas à l’autre. En général, les deux critères sont traités comme une seule exigence et l’ensemble du test est résumé par le terme « importance pour le public »[4].

La Cour suprême a refusé de formuler une règle précise à partir de ces critères généraux. Dans l’affaire Lake Erie and Detroit River Railway Company vMarsh, datant du début du XXsiècle, le juge Nesbitt en a expliqué la raison :

[NOTRE TRADUCTION, NON OFFICIELLE] Les circonstances peuvent varier d’un cas à l’autre à tel point qu’il est impossible de définir de manière exhaustive les principes à appliquer pour décider si une autorisation d’appel doit être accordée. Toute tentative de formuler une règle à suivre est vouée à l’échec, car la règle devrait être établie sous réserve d’être adaptée selon les circonstances des cas futurs. Ça risque donc d’induire le public en erreur. La cour peut certes indiquer des éléments dont l’absence aura une forte influence sur la décision de refuser une demande d’autorisation d’appel, mais il ne s’ensuit nullement que l’autorisation sera accordée dans tous les cas où ces éléments ne sont pas présents.[5]

Par conséquent, la jurisprudence relative au critère de l’importance pour le public est limitée. Nous décrivons ci-dessous les quelques affaires et autres sources qui ont permis d’établir les principes qui guident la Cour suprême dans la détermination des affaires à entendre, en veillant de cibler les thèmes communs qui pourraient guider les appelants potentiels.

Les cas où la demande d’autorisation d’appel est peu susceptible d’être autorisée

Nous commencerons par examiner certaines situations dans lesquelles il est peu probable que la Cour accorde l’autorisation d’interjeter appel.

  1. La Cour suprême n’est pas une « cour d’erreur »

La Cour suprême ne fera pas droit à une demande d’autorisation uniquement pour corriger une décision incorrecte, même si cette dernière applique de façon erronée un précédent de la Cour suprême. En règle générale, la Cour n’intervient pour corriger la trajectoire des juridictions inférieures que lorsque les erreurs atteignent des proportions « épidémiques » ou deviennent « incontrôlables »[6]. Toutefois, la Cour peut prendre en considération le fait que « la décision visée par la demande d’autorisation d’appel créerait un précédent inapplicable en pratique, ou risquerait d’avoir des répercussions négatives ou des conséquences jurisprudentielles insoupçonnées »[7].

  1. La pertinence

La question en litige doit être « liée au règlement de l’affaire »[8], car la Cour ne « traite pas habituellement de questions abstraites ou hypothétiques »[9].

  1. Les questions de fait

Les affaires portant sur une question de fait « passent rarement l’étape du tri »[10], en particulier lorsque les faits de l’espèce ne sont pas suffisamment développés ou que le juge de première instance n’a pas procédé à une détermination pertinente des faits[11].

  1. L’évolution du droit

Lorsque de nouvelles questions sont soulevées par une décision récente de la Cour suprême, cette dernière « ne se précipite pas immédiatement pour trancher toutes les questions subsidiaires ». Au contraire, elle laissera aux juridictions inférieures le soin de réagir et d’appliquer le nouveau précédent de la Cour suprême avant de se prononcer à nouveau[12].

  1. Interventions législatives

Les questions traitées par le législateur, ou sur le point de l’être, ne sont pas susceptibles d’être examinées par la Cour suprême[13]. Le juge Sopinka a expliqué que ces questions ont perdu leur importance pour le public, mais ce principe peut également être justifié par des motifs de souveraineté parlementaire ou de préservation des ressources judiciaires.

  1. La juridiction inférieure a « manifestement » raison

Le fait de démontrer l’importance pour le public ne garantit pas l’autorisation d’appel. Même une affaire présentant à la fois un grand intérêt public et une importance juridique peut être rejetée si la Cour estime que « l’arrêt est manifestement juste »[14]. Il est peu probable que cette situation se produise souvent; il faudrait que le bien-fondé d’un jugement soit manifestement évident avant qu’un appel soit entendu.

Questions d’importance publique

En supposant qu’une affaire n’entre pas dans l’une des catégories susmentionnées, il reste à examiner si les questions à traiter en appel sont d’une importance publique suffisante pour justifier l’intervention de la Cour suprême. La Cour suprême a déclaré que « le critère le plus important qui détermine le succès ou l’échec d’une demande d’autorisation est l’importance pour le public des questions qu’elle soulève »[15], mais qu’entend-on par « importance publique »? Les deux éléments les plus importants qui ressortent de la jurisprudence et d’autres sources semblent être (1) l’impact général de la question en jeu et (2) l’exigence d’une jurisprudence uniforme. La Cour peut tenir compte à la fois de la politique et de la jurisprudence pour évaluer l’importance publique[16].

Considérons tout d’abord l’ampleur de la question soulevée par l’affaire. Une question d’importance publique est une question qui « dépasse les intérêts des parties au litige » et qui « intéresse l’ensemble des Canadiens »[17]. Les affaires qui soulèvent des questions ayant un impact national ou généralisé sont plus susceptibles d’être jugées d’importance publique, et plus l’impact est important, plus il est probable que la demande soit acceptée[18].

Certains domaines du droit génèrent plus fréquemment que d’autres des problèmes ayant une portée considérable, comme affaires soulevant des questions de droit constitutionnel et de droit administratif.  Les litiges relevant strictement du droit des biens, de la responsabilité civile, du droit de la famille ou du droit des contrats sont moins susceptibles d’entraîner des répercussions importantes[19]; ces litiges sont généralement fondés sur des faits et découlent d’événements qui ne concernent que les parties au litige. Les questions soulevées ne sont donc importantes que pour celles-ci[20].

Concernant l’uniformité de la jurisprudence, l’arrêt Marsh enseigne que la Cour doit interpréter le paragraphe 40(1) en tenant compte de sa mission d’être un guide pour les tribunaux provinciaux quant aux questions susceptibles d’être soulevées dans l’ensemble du Dominion, de statuer pour l’ensemble du Dominion et, dans la mesure du possible, d’établir une jurisprudence uniforme[21].

Les affaires qui soulèvent des questions constitutionnelles entraînent souvent des répercussions nationales[22]. Au moins trois questions constitutionnelles ont été expressément considérées comme répondant au critère de l’importance publique, notamment l’accès des Canadiens aux procédures judiciaires, l’application des principes constitutionnels dans le système judiciaire canadien, le partage des compétences entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux et l’indépendance du pouvoir judiciaire :

  • R. c. Sullivan : Il était question de déterminer si une déclaration prononcée par une cour supérieure en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 lie les tribunaux de juridiction équivalente[23].
  • Société Radio-Canada c. Manitoba :  Il était question de déterminer si un tribunal est compétent pour rendre, modifier ou annuler des ordonnances qui limitent le principe « constitutionnellement protégé » de la publicité des débats judiciaires une fois que le jugement est rendu[24].
  • Therrien (Re) : La compétence des tribunaux fédéraux en ce qui concerne les procédures disciplinaires et les procédures de destitution des juges nommés par les provinces en vertu de la Loi sur les tribunaux judiciaires, et la constitutionnalité de l’article 95 de cette loi à la lumière du principe constitutionnel de l’indépendance judiciaire[25].

Parmi les autres questions susceptibles d’être considérées d’importance publique en raison des préoccupations relatives au maintien de l’uniformité de la jurisprudence figurent les différences d’interprétation d’une loi fédérale ou provinciale d’une province à l’autre interprétation[26], les conflits entre les cours d’appel[27], les conflits entre le droit provincial et le droit fédéral[28], les questions de common law applicables dans l’ensemble du pays[29], les points de droit nouveaux[30] et les questions relatives aux droits ancestraux.

Conclusion

Une demande d’autorisation de faire appel devant la Cour suprême relève plus de l’art que de la science. Le pouvoir discrétionnaire illimité de la Cour et sa réticence générale à fournir des raisons spécifiques pour accorder ou refuser l’autorisation créent un degré considérable d’incertitude pour les plaideurs et les avocats. Les décisions antérieures et les commentaires des juges et d’autres autorités suggèrent que les deux facteurs les plus importants pour déterminer l’importance publique sont l’uniformité de notre jurisprudence et l’ampleur de l’impact de la question en litige. Les requérants qui souhaitent que leur affaire soit entendue par la Cour doivent mettre l’accent sur ces aspects de leur dossier.

[1] Eugene Meehan, Jeffrey Beedell, Marie-France Major, Supreme Court of Canada Manual: Practice and Advocacy (Toronto : Thomson Reuters Canada, 2020).   En ligne : Westlaw Canada (consulté le 1ᵉʳ février 2024), s 4:2 (« SCC Manual »). Ce bulletin concerne les demandes d’autorisation d’interjeter appel en matière civile devant la Cour suprême en vertu de l’article 40, paragraphe 1 de la Loi sur la Cour suprême. Il ne traite pas des affaires dans lesquelles il existe un appel de plein droit, des affaires relatives au droit pénal ou des affaires dans lesquelles une autorisation est demandée en vertu d’autres lois, par exemple la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, R.C. 1985, c. B-3.
[2] Cour suprême du Canada, « Résumé statistique 2013 à 2022 » (dernière modification le 3 mars 2023), https://www.scc-csc.ca/case-dossier/stat/years-annees-fra.aspx.
[3] Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S-26, par. 40(1). Cette condition de fond pour obtenir l’autorisation d’appel n’épuise pas la liste de contrôle de la Cour. Les recours potentiels doivent également franchir plusieurs obstacles procéduraux prévus à l’article 40, paragraphe 1, qui ne sont pas abordés ici.
[4] La troisième catégorie, qui décrit les affaires « autrement importantes », n’a jamais été examinée par la Cour suprême et doit être considérée comme une catégorie résiduaire. Il est difficile de concevoir une question qui serait importante pour une « autre raison » et qui ne revêtirait pas également une importance publique ou juridique.
[5] (1904), 35 R.C.S. 197, p. 200 (affaire « Marsh »).
[6] Lynne Watt, Graham Ragan, Guy Régimbald, Jeffrey Beedell, Matthew Estabrooks, Supreme Court of Canada Practice, (Toronto : Thomson Reuters Canada, 2021), partie 4 du R.C.S. 21, article 1.2, citant le juge Sopinka, « The Supreme Court of Canada » (10 avril 1997) (« SCC Practice »).
[7] Aecon Buildings Stephenson Engineering Ltd, 2011 CSC 33, au par. 4 (juge Binnie).
[8] Ibid.
[9] SCC Practice, article 1.2, citant le juge Laskin, alors juge en chef, « Address to the Empire Club of Toronto » (1981).
[10] SCC Practice, article 1.2.
[11] SCC Practice, article 1.2, citant le juge Sopinka, « La Cour suprême du Canada » (10 avril 1997). Pour les exceptions à cette règle, voir les SCC Practice, article 1.2, sous la rubrique « Exemples de demandes d’autorisation ».
[12] SCC Practice, article 1.2, citant le juge Sopinka, « La Cour suprême du Canada » (10 avril 1997).
[13] Ibid.
[14] Affaire Marsh, par. 200; SCC Manual, article 4:3, citant le juge Sopinka. Le juge Sopinka cite comme exemple l’arrêt v. Haig (1970), 1 C.C.C. (2d) 299, [1971] 1 O.R. 75.
[15] R. v. C.P., 2021 CSC 19, au par. 196, citant le SCC Manual (feuilles mobiles), à la p. 3-3.
[16] Aecon Buildings Stephenson Engineering Ltd, 2011 CSC 33, au par. 4 (juge Binnie).
[17] SCC Practice, article 1.2, citant le juge Dickson, alors juge en chef, « Address to the Canadian Bar Association » (1983).
[18] SCC Manual, article 4:3.
[19] SCC Practice, article 1.2.
[20] Il y a bien sûr des exceptions, notamment lorsque les affaires soulèvent des questions inédites liées à une norme juridique. Cie des chemins de fer nationaux du Canada Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 RCS 1021 (la perte économique pure est recouvrable en vertu de la responsabilité délictuelle à condition de démontrer la négligence, la prévisibilité et une proximité suffisante);Semelhago c. Paramadevan, [1996] 2 R.C.S. 415 (on y a déterminé les principes applicables dans l’évaluation des dommages-intérêts au lieu de l’exécution intégrale lorsque le demandeur possède un bien unique).
[21] Affaire Marsh, p. 200.
[22] SCC Practice, article 1.2; affaire Marsh, p. 200; SCC Manual, article 4:3, citant le juge Sopinka.
[23] 2022 CSC 19, au par. 40.
[24] 2021 CSC 33, aux par. 1-3.
[25] 2001 CSC 35, aux par. 1, 26-32.
[26] Affaire Marsh, p. 200.
[27] SCC Manual, article 4:3, citant le juge Sopinka.
[28] Affaire Marsh, p. 200.
[29] Ibid.
[30] SCC Manual, article 4:3, citant le juge Sopinka.

Par Scott Maidment, Emily Hush et Fernanda Martins

Mise en garde

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.

© McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l. 2024

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