Pas de « guichet unique » pour trancher les litiges fiscaux : les décisions de la CSC dans le cadre des affaires Dow Chemical et Iris Technologies
Pas de « guichet unique » pour trancher les litiges fiscaux : les décisions de la CSC dans le cadre des affaires Dow Chemical et Iris Technologies
Introduction
Contrairement à ce que les contribuables présument souvent, la Cour canadienne de l’impôt (CCI) n’a pas compétence sur un large éventail de litiges avec l’Agence du revenu du Canada (ARC). Des questions comme le refus d’annuler des intérêts ou la retenue inappropriée de remboursements doivent généralement être débattues devant la Cour fédérale. Les affaires traitant des crédits d’impôt provinciaux doivent généralement être plaidées devant la cour supérieure provinciale. Les réclamations contre l’ARC pour des dommages causés par des indications erronées ou une conduite abusive, dans la mesure où ces réclamations peuvent être contestées, doivent généralement être instruites devant la Cour fédérale ou la cour supérieure provinciale. Les lignes de démarcation entre les compétences des tribunaux représentent une source commune de confusion et présentent à la fois des chevauchements et des lacunes[1]. En conséquence, de nombreux appels ont été lancés en faveur d’un élargissement de la compétence de la CCI afin de lui permettre de trancher un plus grand nombre de litiges que les contribuables cherchent à porter devant elle.
Par conséquent, lorsque la Cour suprême du Canada (CSC) a accepté d’entendre les affaires Dow Chemical Canada ULC c. Canada, 2024 CSC 23 (Dow Chemical) et Iris Technologies Inc. c. Canada (Procureur général),2024 CSC 24(Iris Technologies), nombreux étaient ceux qui espéraient et anticipaient que la CSC adopterait, au minimum, une approche plus élargie de la compétence de la CCI. Toutefois, ces espoirs ont été anéantis par la décision serrée de 4-3 dans Dow Chemical et la décision unanime dans Iris Technologies, qui ont bien ancré l’attribution actuelle de compétence et ont indiqué que toute réforme devrait venir du Parlement.
Les décisions
Dow Chemical porte sur un litige en matière de prix de transfert concernant les transactions du contribuable avec une société suisse apparentée, avec des redressements à la fois à la hausse et à la baisse. Il ne fait aucun doute que la CCI a compétence pour trancher les litiges concernant les redressements à la hausse des prix de transfert. Toutefois, la question en litige était de savoir si un refus de l’ARC de mettre en œuvre un redressement à la baisse pouvait également faire l’objet d’un appel devant la CCI ou s’il ne pouvait être contesté qu’en Cour fédérale. La question a été soulevée en raison du paragraphe 247(10) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « LIR »). Celui-ci prévoit qu’un redressement à la baisse du prix de transfert ne peut être effectué que « si le ministre [du Revenu national (c.-à-d. l’ARC) [2] estime que les circonstances le justifient ». En d’autres termes, les redressements à la baisse sont « discrétionnaires », et il a longtemps généralement admis que les décisions discrétionnaires relatives à l’ARC ne pouvaient être contestées que dans le cadre d’un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. En plus des inconvénients potentiels de devoir s’adresser à deux tribunaux, les procédures de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale peuvent être moins avantageuses pour le contribuable dans la mesure où elles ne permettent généralement pas d’apporter de nouveaux éléments de preuve et que la Cour s’en remettra aux décisions de l’ARC, n’intervenant que si la décision est « déraisonnable ». Dans le cadre des appels interjetés devant la CCI, par contre, la Cour peut généralement entendre de nouveaux éléments de preuve et rendre sa propre décision, sans déférence.
La CSC, fortement divisée, a approuvé cette idée générale, la majorité estimant qu’une décision contraire « laisserait la ligne de démarcation entre les compétences respectives de la Cour fédérale et de la Cour de l’impôt en piteux état »[3] », et que « [c]’est clairement par le pouvoir législatif que les considérations de grande portée relatives à la ligne de démarcation juridictionnelle entre la Cour fédérale et la Cour de l’impôt devraient être étudiées et prises en compte »[4]. Par conséquent, les redressements à la hausse contestés doivent être portés devant la CCI et les redressements à la baisse devant la Cour fédérale, même si ces redressements sont reflétés dans une nouvelle cotisation unique.
L’affaire Iris Technologies porte sur un litige relevant de la Loi sur la taxe d’accise (« LTA ») dans le cadre duquel l’ARC a retenu d’importants remboursements de taxe sur les produits et services (TPS) en attendant une vérification. Le contribuable a demandé à la Cour fédérale un bref de mandamus ordonnant l’émission de ses remboursements. Avant l’audition de la demande, sans en aviser le contribuable et avant l’achèvement de la vérification, l’ARC a émis un avis de cotisation refusant des crédits d’impôt sur les intrants de 98 M$ et imposant des pénalités de plus de 24 M$. Il convient de noter que, dans les affaires relatives à la TPS, tous les montants cotisés sont immédiatement percevables même s’ils sont contestés.
Il ne fait aucun doute que la CCI avait compétence exclusive sur le droit du contribuable aux crédits d’impôt sur les intrants et sur son obligation de payer des pénalités. Néanmoins, le contribuable a entamé une procédure de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale afin d’obtenir des déclarations selon lesquelles l’ARC avait émis les cotisations sans fondement probatoire et d’une manière inéquitable sur le plan de la procédure (en particulier, sans donner de préavis et permettre au contribuable de présenter des observations), le tout dans le but illégitime de contourner la procédure de mandamus. Étant donné qu’une jurisprudence bien établie affirme que la CCI n’a pas compétence pour examiner la « conduite » de l’ARC menant à une cotisation, la principale affaire étant Main Rehabilitation[5] de la Cour d’appel fédérale, le contribuable a fait valoir que le seul endroit où il est possible d’obtenir le redressement déclaratoire demandé était la Cour fédérale. L’ARC a demandé la radiation de la demande, car il s’agissait d’une contestation indirecte des cotisations.
La CSC a approuvé à l’unanimité l’ARC, exprimant une opinion majoritaire et une approbation minoritaire. Les deux camps ont convenu que : a) l’audition complète offerte par la CCI offrait une réparation adéquate pour une cotisation établie sans fondement probatoire et sans donner au contribuable l’occasion de présenter des observations, et b) que les jugements déclaratoires demandés, même s’ils étaient obtenus, n’auraient aucun effet concret. Les deux camps différaient légèrement quant à la façon dont un contribuable peut contester une cotisation au motif qu’elle a été établie dans un « objectif illégitime », mais les deux camps ont convenu que le contribuable dans Iris Technologies ne satisfaisait pas aux exigences à cet égard.
Observations
L’attribution actuelle de la compétence entre les divers tribunaux n’est pas le résultat d’un examen méthodique de la question de savoir à quel tribunal les litiges doivent être soumis, mais plutôt de 75 années de décisions progressives, dont certaines n’ont rien à voir avec l’administration fiscale. Malgré un consensus de plus en plus fort sur la défaillance du système actuel, celui-ci peut prétendre à un appui implicite du Parlement étant donné que la législation fiscale est constamment modifiée. Dans ce contexte, la position de Dow Chemical selon laquelle toute réforme doit venir du Parlement, bien que décevante, est loin d’être surprenante. Les contribuables ne peuvent qu’espérer que le Parlement répondra à l’invitation de la Cour.
Bien que le résultat dans Iris Technologies était largement attendu, il y avait un certain espoir que la Cour revienne sur Main Rehabilitation et laisse entendre que la CCI avait compétence pour annuler une cotisation au motif qu’elle avait été établie de façon abusive et inéquitable sur le plan de la procédure. Toutefois, la CSC a largement anéanti ces espoirs en répétant que l’ARC n’a « aucun pouvoir discrétionnaire » en ce qui concerne une cotisation relative à l’impôt. Bien que de telles déclarations des tribunaux ne soient pas nouvelles[6], la réalité est beaucoup plus nuancée. Le régime fiscal canadien est fondé sur l’autocotisation; l’ARC effectue des vérifications pour contrôler la conformité d’une proportion relativement faible de contribuables. Celle-ci dispose d’un pouvoir discrétionnaire considérable pour décider qui doit faire l’objet d’une vérification, à quel degré d’intensité elle doit procéder à une vérification, quand elle doit mettre fin à une vérification avec ou sans imposition, et ce qui est peut-être le plus important, pour conclure des ententes de règlement à l’égard des obligations d’un contribuable. En pratique, la façon dont l’ARC exerce ces vastes pouvoirs discrétionnaires peut avoir une incidence importante sur le montant d’impôt qu’un contribuable doit payer.
Plus fondamentalement peut-être, bien qu’il puisse être juridiquement correct de dire que, à quelques exceptions près, comme les redressements à la baisse des prix de transfert, le montant de la dette fiscale d’une personne n’est pas laissé à la « discrétion » de l’ARC, de nombreux facteurs qui influent sur ce passif dépendent de la subjectivité et du jugement, comme la juste valeur de marché d’un actif donné, ou si un contrat donné représente un approvisionnement unique ou composé. L’ARC publie des instructions exhaustives visant à assurer que ces décisions sont prises de façon cohérente et fondée sur des principes, conformément aux objectifs politiques de la LIR et de la LTA. L’ARC publie des instructions aussi exhaustives sur la façon dont elle exerce ses pouvoirs discrétionnaires. En fin de compte, si l’on suppose que l’ARC peut et devrait exercer ses pouvoirs « discrétionnaires » de façon cohérente et fondée sur des principes conformément à une bonne politique fiscale, la différence conceptuelle entre une question de « pouvoir discrétionnaire » et une question de « subjectivité et de jugement » est loin d’être évidente.
En fait, la principale différence conceptuelle entre une question de « subjectivité et de jugement » et une question de « pouvoir discrétionnaire » est peut-être simplement le moyen procédural par lequel les litiges relatifs à cette question sont réglés, le premier étant tranché de nouveau par la CCI, et le second étant examiné par la Cour fédérale en fonction des données antérieures avec déférence. Dans l’affirmative, on peut se demander pourquoi les contribuables devraient être privés de la possibilité que les juges indépendants et spécialisés de la CCI tranchent des questions « discrétionnaires » de la même manière qu’ils tranchent des questions de « subjectivité et de jugement ». Il convient de rappeler qu’au début des années 1940, de nombreuses déductions fiscales (comme l’amortissement) étaient laissées à la discrétion du ministre, et que le Parlement a entrepris une réforme majeure en 1948 pour supprimer presque toutes ces dispositions discrétionnaires au motif qu’elles étaient inappropriées du point de vue de l’administration fiscale. On peut se demander si le temps est venu de procéder à une réforme semblable aujourd’hui.
[1] Pour une analyse plus complète, voir Michael H. Lubetsky, « The Fractured Jurisdiction of the Courts in Income Tax Disputes » (en anglais), dans Tax Disputes in Canada, Fondation canadienne de fiscalité (2022). Cet article a été cité à maintes reprises par les juges majoritaires et dissidents dans l’affaire Dow Chemical.
[2] L’ARC exerce, par délégation, les pouvoirs conférés au ministre du Revenu national en vertu de la LIR, de la LTA et d’autres lois fiscales.
[3] Dow Chemical, par. 11. On pourrait ironiser sur le fait que le mot « plus » devrait qualifier l’expression « en piteux état ».
[4] Dow Chemical, par. 14-15, 115.
[5] Main Rehabilitation Co. Canada, 2004 CAF 403 (Main Rehabilitation). Pour un examen plus approfondi de la jurisprudence, voir Guy Du Pont et Michael H. Lubetsky, « Pouvoir de vérifier, pouvoir de détruire : Supervision judiciaire de l’exercice des pouvoirs de vérification » Revue fiscale canadienne (2013) 61 (supp.), 81 – 101. Cet article a été cité par les juges dissidents dans l’affaire Dow Chemical.
[6] Voir Canada (Procureur général) Collins Family Trust, 2022 CSC 26, par. 25. Par Michael H. Lubetsky
Mise en garde
Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.
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