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Schisme dans le droit canadien en matière d’insolvabilité : la Cour d’appel du Québec confirme que l’expiration des délais de préavis provinciaux est une condition préalable à la nomination d’un séquestre en vertu de la LFI

Août 2020 Bulletin du groupe des services financiers / restructuration et insolvabilité Lecture de 8 min

Dans l’arrêt Séquestre de Média5 Corporation, 2020 QCCA 943 (« Media5 »), la Cour d’appel du Québec a jugé à l’unanimité que le créancier garanti qui souhaite présenter une demande de nomination d’un séquestre en vertu de l’art. 243 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la « LFI ») doit non seulement avoir donné le préavis prévu à l’art. 244 de la LFI, mais aussi le préavis d’exercice du droit hypothécaire exigé par le Code civil du Québec (le « CCQ ») et attendre l’expiration de ces deux préavis. La Cour d’appel a ainsi résolu une série de questions soulevées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt majoritaire Lemare Lake[1], qui avait donné lieu à des décisions judiciaires contradictoires de la part des tribunaux québécois. Malheureusement, l’arrêt de la Cour d’appel risque de rendre plus complexe l’exercice de leurs recours par les créanciers garantis qui détiennent des biens en garantie au Québec.

Rappel sur les recours

Les recours dont disposent les créanciers hypothécaires (garantis) en vertu du CCQ se limitent à ceux qui y sont énumérés; ils ne peuvent être modifiés par contrat. Le recours le plus souvent exercé est la vente sous contrôle de justice – le CCQ ne prévoit pas la nomination d’un séquestre – dans le cadre de laquelle le tribunal désigne, à la demande du créancier garanti, une personne chargée de procéder à la vente du bien grevé, conformément aux modalités fixées dans l’ordonnance désignant la personne chargée de la vente. Les deux conditions suivantes doivent être réunies avant que le créancier garanti puisse présenter sa demande : (i) il doit avoir signifié au débiteur le préavis d’exercice du droit hypothécaire exigé par le Code civil du Québec (« l’avis prévu par le CCQ »), dans lequel il doit notamment indiquer la nature du droit qu’il entend exercer, dénoncer tout défaut par le débiteur d’exécuter ses obligations, indiquer le montant de la créance et rappeler au débiteur son droit de remédier à ce défaut; (ii) le délai de préavis prévu doit être expiré. Ce délai est de 20 jours lorsque le bien grevé est un bien meuble (bien personnel)[2], et de 60 jours s’il s’agit d’un bien immeuble (bien réel). Dans les deux cas, le délai commence à courir à compter de la date à laquelle le préavis est publié au Registre des droits personnels et réels mobiliers, de même qu’au registre foncier, s’il y a lieu. On ne peut renoncer au délai de préavis.

De plus, aux termes de l’art. 244 de la LFI, le créancier garanti qui se propose de mettre à exécution une garantie portant sur la totalité ou la quasi-totalité des biens du débiteur doit lui en donner préavis en la forme et de la manière prescrites (l’« avis prévu par l’art. 244 ») pour lui faire part de son intention de réaliser sa garantie à l’expiration du délai correspondant aux 10 jours suivants. Le débiteur peut renoncer au délai de préavis.

Ainsi, tout créancier garanti qui souhaite exercer les recours que lui confère l’hypothèque doit donner à la fois à son débiteur l’avis prévu par le CCQ et l’avis prévu par l’art. 244 et laisser s’écouler les délais de préavis avant de faire valoir ses droits. Les délais de préavis courent simultanément.

Toutefois, lorsque l’avis prévu par l’art. 244 a été donné, il est également loisible au créancier garanti d’obtenir du tribunal, en vertu de l’art. 243 de la LFI, une ordonnance nommant un séquestre aux biens de son débiteur. Cette ordonnance autorise le séquestre à prendre possession des biens du débiteur, à exercer sur ces biens le degré de prise en charge qu’il estime indiqué et à prendre toute autre mesure qu’il estime indiquée. Au fil du temps, il est devenu d’usage d’assortir les ordonnances de mise sous séquestre de dispositions autorisant le séquestre à solliciter des offres en vue de vendre les biens du débiteur et à demander ensuite au tribunal l’autorisation de vendre les biens à l’adjudicataire, libres de toute charge. Comme ces ordonnances sont reconnues partout au Canada, la nomination d’un séquestre est devenue le recours de prédilection des créanciers pour réaliser leur garantie sur les biens de leurs débiteurs dans de nombreuses provinces, et a fini par devenir le recours exercé par défaut (y compris au Québec) à titre de mesure d’exécution en général.

Lemare Lake

Dans l’affaire Lemare Lake, la Cour suprême du Canada était saisie d’un pourvoi formé par un agriculteur qui contestait la requête présentée par son créancier garanti en vue d’obtenir la nomination d’un séquestre pour sa ferme. La Saskatchewan Farm Security Act (la « SFSA ») interdisait l’introduction de toute action relative à des terres agricoles, notamment en vue de la nomination d’un séquestre, sauf : (i) sur autorisation du tribunal; (ii) après l’expiration d’une période d’attente obligatoire de 150 jours, à laquelle le débiteur ne pouvait renoncer. Le créancier garanti ne s’était pas conformé à cette loi, n’ayant donné que l’avis prévu par l’art. 244. Selon le créancier garanti, exiger de lui qu’il se conforme aux exigences de la loi provinciale en matière de préavis entraverait la réalisation de l’objet de la LFI, soit d’instaurer un mécanisme de nomination d’un « séquestre national » afin d’assurer la réalisation rapide et uniforme des actifs du débiteur, lorsque cette mesure est justifiée.

La Cour a fait droit, à la majorité, au pourvoi formé par l’agriculteur et a jugé que, si l’objet de l’art. 243 de la LFI était la création d’un régime permettant la nomination d’un « séquestre national », il n’était pas incompatible avec cet objet d’exiger du créancier garanti qu’il respecte les délais de préavis plus longs que pouvaient exiger les dispositions législatives provinciales obligatoires. Il n’y avait pas de conflit entre la SFSA et la LFI et la doctrine de la prépondérance ne s’appliquait pas, étant donné que la période d’attente de 10 jours prévue à l’art. 244 LFI est une période minimale plutôt que maximale.

À la suite de cet arrêt, la jurisprudence québécoise s’est divisée en deux camps : d’une part, il y avait ceux qui considéraient que la signification de l’avis prévu par le CCQ était une condition préalable qui devait être remplie pour que le tribunal puisse nommer un séquestre[3], et d’autre part, ceux pour qui cet avis n’était pas nécessaire pour pouvoir nommer un séquestre[4]. Pour ceux du second camp, comme la nomination d’un séquestre n’était pas un recours « hypothécaire », il serait contraire à la règle de la prépondérance des lois fédérales d’exiger du créancier qu’il se conforme à un préavis prévu par une loi provinciale lorsqu’il exerce un recours distinct en vertu d’une loi fédérale.

Media5

Dans le cas qui nous occupe, la Banque Laurentienne du Canada (la « BLC ») sollicitait la nomination d’un séquestre aux biens de la société Media5 Corporation, et de sa filiale, Acquisitions Essagal Inc., afin de procéder à la vente de leurs actifs en continuité d’affaires. La BLC avait signifié l’avis prévu par l’art. 244, mais pas celui prévu par le CCQ. À l’audience, le juge de première instance s’est dit d’avis que l’art. 243 de la LFI ne créait pas de recours distinct, et a suggéré à la BLC de présenter plutôt une demande de nomination d’un séquestre intérimaire en vertu de l’art. 47 de la LFI. L’audience a été reportée pour permettre à la BLC d’apporter les modifications nécessaires à ses actes de procédure.

À la reprise de l’audience, le tribunal a rejeté la demande au motif que les créanciers garantis qui souhaitent exercer leurs recours devaient se conformer aux lois provinciales. Il a ajouté qu’on ne pouvait se servir d’une loi fédérale pour contourner des dispositions provinciales impératives et que, comme le CCQ ne prévoyait pas la nomination d’un séquestre, la LFI ne pouvait être invoquée pour suppléer à l’absence de ce recours. Enfin, il ne convenait pas de nommer un séquestre intérimaire eu égard aux circonstances de l’espèce, car les débiteurs collaboraient avec le créancier garanti pour trouver une solution à leurs difficultés financières, et qu’il n’y avait vraisemblablement aucune urgence.

La Cour d’appel du Québec a fait droit à l’appel à l’unanimité au motif que le recours à la nomination d’un séquestre en vertu de l’art. 243 de la LFI s’ajoutait aux recours dont disposent les créanciers garantis en cas d’insolvabilité de leurs débiteurs. Selon la Cour, il est possible de demander la nomination d’un séquestre même lorsque les actifs du débiteur sont situés uniquement au Québec. Toutefois, comme les hypothèques relèvent du CCQ, le créancier hypothécaire devait, comme dans l’affaire susmentionnée relevant de la SFSA, donner les préavis exigés par le CCQ et laisser les délais applicables s’écouler avant de demander la nomination d’un séquestre. Lorsque le débiteur possède des biens dans plusieurs provinces, le créancier garanti doit se conformer aux délais de préavis obligatoires prévus par chacune de ces provinces.

Si les conditions procédurales sont respectées, le tribunal doit également vérifier si la nomination du séquestre est justifiée dans les circonstances. Parmi les critères pris en compte, la Cour d’appel a mentionné les suivants : a) la bonne foi du créancier garanti; b) la question de savoir si la nomination du séquestre nuit au recouvrement qu’auraient obtenu les autres créanciers en cas de faillite du débiteur; c) la question de savoir si la nomination du séquestre nuira à la présentation d’une proposition concordataire en vertu de la LFI ou d’un arrangement en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, pourvu que cette proposition ou cet arrangement soit susceptible de se concrétiser; d) l’importance d’éviter par cette nomination les pertes sociales et économiques résultant de la liquidation d’une société commerciale insolvable, tout en favorisant le règlement juste et ordonné des dettes du débiteur.

Enfin, le rôle que jouent les séquestres intérimaires nommés en vertu de l’art. 47 de la LFI est celui d’un gardien; il ne convient donc pas d’autoriser le séquestre intérimaire à procéder à la vente des actifs ou de l’entreprise du débiteur.

Points essentiels à retenir

Il n’y a aucun doute que l’arrêt Media5 aura d’importantes répercussions sur les recours que les créanciers garantis peuvent exercer au Québec, voire au Canada. À tout le moins, il confirme que, bien qu’il soit possible de nommer des séquestres au Québec, cette mesure ne peut être prise qu’une fois expirées les périodes de préavis prévues à la fois par la LFI et par le CCQ. Lorsque les biens donnés en garantie sont constitués à la fois de biens meubles et de biens immeubles, la désignation d’un seul séquestre à l’ensemble des biens en vue de mettre en place un processus de vente ne peut avoir lieu avant que 60 jours se soient écoulés depuis la date de la production initiale des préavis. Il faut s’attendre à une augmentation du nombre de nominations de séquestres intérimaires en pareil cas.

De manière plus générale et plus simple, il ne sera plus possible de nommer un « séquestre national » dans le cadre d’une seule demande lorsque les actifs sont situés dans différentes provinces qui prévoient divers délais de préavis, sauf si cette nomination est demandée une fois écoulés les délais de préavis les plus favorables au débiteur. Il ne sera pas toujours possible – ou prudent – pour le créancier d’attendre l’expiration de ce délai; alors que la nomination d’un séquestre est demandée dans certaines provinces, la désignation d’un séquestre intérimaire sera réclamée dans d’autres, en attendant l’expiration des délais de préavis locaux.

Une deuxième conséquence de cet arrêt est le risque que les restructurations extrajudiciaires d’entreprises s’avèrent plus difficiles. Comme on ne peut renoncer au délai de préavis prévu par le CCQ, et comme les avis prévus par le CCQ doivent être publiés pour que le délai de préavis commence à courir, les créanciers garantis ne seront pas disposés à reporter la signification ou la publication des avis en question tant qu’il existe un délai de grâce. D’autres créanciers qui consultent les registres verront ces avis et pourront utiliser ces informations pour soutirer des concessions de la part d’un débiteur fragilisé. Il sera sans doute plus difficile de refinancer le débiteur et il se peut que des contrats subordonnés à sa solvabilité soient résiliés ou ne soient pas reconduits.

En résumé, cet arrêt vient miner encore plus l’objectif antérieur de la jurisprudence en matière d’insolvabilité, en l’occurrence l’existence d’une loi nationale sur l’insolvabilité qui soit appliquée et interprétée de façon uniforme à l’échelle du Canada en vue de favoriser des décisions cohérentes et prévisibles, peu importe la province où l’on se trouve.

par Michael J. Hanlon et Émile Catimel-Marchand

[1] Saskatchewan (Procureur général) c. Lemare Lake Logging Ltd., 2015 CSC 53.
[2] Si le droit exercé est la prise de possession du bien aux fins d’administration, le délai de préavis est de 10 jours. Il est de 30 jours s’il s’agit d’un contrat de consommation.
[3] Voir Atelier Ferland inc. (Séquestre de) et Raymond Chabot inc., 2016 QCCS 6038; Syndic de Moulée RL inc., 2017 QCCS 1386; Ferme des Hautes Collines (Séquestre de) c. Banque nationale du Canada, 2008 QCCS 1495; Boréal — Informations stratégiques inc. (Avis d’intention de), 2014 QCCS 5595; Viandes Laroche inc. (Avis d’intention de), 2015 QCCS 5768; Séquestre de Gestion EGR inc. et Lemieux Nolet inc., syndics de faillite et gestionnaires, 2017 QCCS 5062 (autorisation d’appel à la Cour d’appel refusée); Séquestre de St-Onge et Banque de Montréal, 2017 QCCS 5455; Séquestre de Media5 Corporation, 2019 QCCS 5369; Mise sous séquestre de Mécanique NS inc., 2020 QCCS 1010; Mise sous séquestre de DAC Aviation internationale ltée, 2020 QCCS 1077.
[4] Voir 9113-7521 Québec inc. (Syndic de), 2011 QCCS 3429; Groupe Arsenault inc. (Avis d’intention de), 2015 CCS 898; Groupe Ferme Sylvain Rivard inc. (Séquestre de), 2016 QCCS 5088; Transport Passion R inc. c. Banque de développement du Canada, 2019 QCCS 2518; Séquestre de Roland Boulanger & cie ltée, 2019 QCCS 4838.

Mise en garde

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt consulter ses propres conseillers juridiques.

© McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l. 2020

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