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La Commission des valeurs mobilières de l’Ontario confirme la confidentialité du témoignage forcé

21 avril 2022 Bulletin de litige Lecture de 5 min

Le témoignage des personnes contraintes à témoigner par la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario est assorti de certaines protections légales, dont la confidentialité des renseignements fournis. Leur divulgation ne peut se faire que sous certaines conditions prévues dans la Loi sur les valeurs mobilières[1].

Que se passe-t-il si le personnel de la Commission contrevient aux exigences de la Loi? C’est la situation en cause dans l’affaire Sharpe (Re)[2], présentée devant la Commission. Les avocats d’un des défendeurs cherchaient à faire révoquer l’ordonnance d’enquête à l’origine de l’interrogatoire mené par le personnel de la Commission. La Commission a conclu que son personnel avait effectivement dévoilé à tort des renseignements recueillis lors de son enquête, mais que la révocation de l’ordonnance ne constituait pas une réparation convenable.

Contexte

Le personnel de la Commission a obtenu, en vertu de l’article 11 de la Loi, une ordonnance lui permettant de faire enquête sur Bridging Finance Inc. et a assigné le chef de la direction à témoigner, une procédure fréquente dans les enquêtes en valeurs mobilières.

La suite est toutefois inusitée. Sans ordonnance de la Commission et sans informer le chef de la direction, le personnel de la Commission a déposé le contenu du témoignage en preuve à la Cour supérieure de justice de l’Ontario pour appuyer sa requête de nomination d’un séquestre pour les biens de Bridging.

Une fois nommé, le séquestre a dévoilé ce contenu sur un site Web auquel renvoie la Commission, rendant ainsi public le témoignage sous serment confidentiel.

La Commission n’avait pas le droit de divulguer le témoignage 

La Loi prévoit des règles pour la collecte et l’utilisation du témoignage des témoins contraignables. Selon l’article 13, une personne peut être assignée et forcée à témoigner. Les renseignements obtenus de cette façon ne peuvent être divulgués par aucune personne ni aucune société, puisque l’article 16 précise qu’ils sont « réservés à l’usage exclusif de la Commission ».

L’article 17 permet leur divulgation dans trois situations : en présence d’une ordonnance de la Commission; en présence d’une ordonnance d’un tribunal compétent pour connaître d’une poursuite régie par la Loi sur les infractions provinciales; et par l’enquêteur (en l’espèce le personnel de la Commission), relativement à une instance qui est introduite ou qu’il est proposé d’introduire devant la Commission.

Dans ces situations, un avis doit être remis à la personne qui a témoigné, et l’ordonnance doit être dans l’intérêt du public. De plus, la divulgation ne peut être ordonnée que pour les renseignements nécessaires à l’accomplissement du mandat que la Loi lui confie[3].

Dans l’affaire Sharpe (Re), aucune des ordonnances visées à l’article 17 n’avait été obtenue. La Commission a rejeté l’argument du personnel de la Commission selon lequel la Loi permettait à la Commission d’utiliser le témoignage à sa guise. Elle a souligné que les pouvoirs de son tribunal et de son personnel n’étaient pas les mêmes, et que seul le tribunal disposait du pouvoir de rendre une ordonnance de divulgation. Les fonctions exécutives du personnel ne lui permettent pas d’ignorer cette étape[4]. De plus, en ne passant pas par le tribunal, le personnel a empêché la Commission d’évaluer et de limiter l’étendue de la divulgation[5].

Pour rendre sa décision, la Commission s’est intéressée à l’équilibre entre le pouvoir « extraordinaire » du personnel de forcer une personne à témoigner et l’obligation qui en découle de protéger la vie privée de cette personne[6].

Après avoir conclu qu’il n’aurait pas dû divulguer le témoignage, la Commission s’est demandé si les actions du personnel correspondaient aux attentes du chef de la direction et si seuls les renseignements nécessaires avaient été divulgués. Dans les deux cas, la réponse était non. La personne forcée à témoigner s’attend à ce que le personnel de la Commission agisse dans les limites permises par la Loi[7]. Par ailleurs, il n’y avait aucune raison valable de ne pas demander une ordonnance de mise sous scellés pour limiter la divulgation à la procédure judiciaire[8].

La révocation d’une ordonnance d’enquête n’est pas une mesure de réparation appropriée pour la divulgation indue

Malgré la violation du droit du chef de la direction à la confidentialité de son témoignage, la Commission n’a pas voulu révoquer l’ordonnance d’enquête. Elle n’a pas souscrit à l’argument du chef de la direction selon lequel l’ordonnance n’aurait pas été rendue si la divulgation avait été connue au moment de la décision, puisque les deux décisions (rendre l’ordonnance et dévoiler le témoignage) ont été prises par le personnel de la Commission[9]. De plus, le lien entre l’ordonnance d’enquête et la divulgation inappropriée n’était pas assez fort pour justifier une telle mesure de réparation, qui ne permettrait pas d’annuler la divulgation des renseignements et ne servirait pas l’intérêt public[10].

La Commission a conclu que révoquer l’ordonnance rendue en application de l’article 11 ne permettrait d’offrir aucune forme de véritable réparation, outre le sentiment de satisfaction de s’être fait donner raison. Cette mesure pourrait même s’apparenter à une punition. Ces raisons ne suffisaient pas pour que la Commission exerce son pouvoir, rarement utilisé, de révocation d’ordonnance[11].

La Commission n’a pas complètement fermé la porte à la révocation d’ordonnances d’enquête, indiquant qu’il pourrait s’agir d’une mesure de réparation appropriée dans d’autres situations[12]. L’article 144 de la Loi permet expressément la révocation d’une ordonnance rendue en application de l’article 11[13]. Cela dit, manifestement, elle ne serait accordée que très rarement[14].

Conclusion

Cette décision est importante, tant pour le personnel de la Commission que pour les parties visées par des enquêtes, puisqu’elle réitère les protections légales dont sont assortis les témoignages de personnes contraignables.

Le pouvoir du personnel de la Commission de forcer quelqu’un à témoigner dans le cadre d’une enquête est, comme la Commission le souligne dans la décision Sharpe (Re), « extraordinaire »[15]. En contrepartie, la Loi prévoit des dispositions pour assurer la confidentialité du témoignage, à quelques exceptions précises près. En l’espèce, la Commission a reconnu que son personnel avait outrepassé ses pouvoirs en divulguant sans retenue le témoignage, lançant du même coup un avertissement pour les divulgations futures.

La mesure de réparation accordée pour la divulgation visée dans l’affaire Sharpe (Re) reste à déterminer. La décision sera certainement invoquée si le témoignage est utilisé dans un autre contexte, par exemple dans une action civile intentée contre les parties visées par l’instance instruite par la Commission. Ses répercussions ne seront pas négligeables. Les avocats dont les clients ont été forcés de répondre aux questions du personnel de la Commission ne manqueront pas de revendiquer les protections accordées aux renseignements donnés.

En sera-t-il de même pour les affaires entendues par la Commission elle-même? L’affaire Bridging poursuit son chemin à la Commission. Il sera intéressant de voir si la divulgation indue jouera un rôle dans la décision sur le fond.

[1] L.R.O. 1990, c. S.5 (ci-après la « Loi »).
[2] 2022 ONSEC 3 (ci-après « Sharpe (Re) »).
[3] Deloitte & Touche LLP c. Ontario (Commission des valeurs mobilières), 2003 CSC 61.
[4] Sharpe (Re), par. 65.
[5] Sharpe (Re), par. 68.
[6] Sharpe (Re), par. 50.
[7] Sharpe (Re), par. 115.
[8] Sharpe (Re), par. 129.
[9] Sharpe (Re), par. 142.
[10] Sharpe (Re), par. 150 et 164.
[11] Sharpe (Re), par. 150.
[12] Sharpe (Re), par. 162.
[13] Sharpe (Re), par. 136.
[14] La Commission cite une autre requête visant la révocation d’une ordonnance d’enquête : X Corp., 2004 ONSEC 19. Tout comme dans l’affaire Sharpe (Re), la requête a été rejetée.
[15] Sharpe (Re), par. 50.

par Adam D.H. Chisholm et William Burke (stagiaire en droit)

Mise en garde 

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.

© McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l. 2022

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