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Les accords de poursuite suspendue : un manque de confiance envers les APS sur une infraction aux lois anti concurrence?

Juin 2020 Bulletin de litige Lecture de 7 min

Dans le cadre de notre série d’articles sur le programme canadien visant les accords de poursuite suspendue (les « APS »), nous nous tournons une fois de plus vers les États-Unis pour y trouver des moyens d’améliorer le programme canadien visant les accords de poursuite suspendue.

Le 7 mai 2020, le Département de la Justice des États-Unis (le « DOJ ») a annoncé la conclusion d’un accord de poursuite suspendue en vue de régler les accusations de violation des lois anti concurrence portées contre Apotex Corp. (« Apotex »), une société pharmaceutique fabriquant des médicaments génériques établie en Floride[1]. L’accord de poursuite suspendue d’Apotex est remarquable, en ce que, jusqu’à récemment, la Division antitrust du DOJ hésitait à utiliser de tels accords pour régler les accusations de crime en matière de violation des lois anti concurrence. Le Canada peut tirer des enseignements de ce changement graduel, mais net du DOJ en faveur du recours aux APS.

Les APS sur une infraction aux lois anti concurrence

Les APS sont des outils que les autorités poursuivantes utilisent pour lutter contre les crimes économiques comme la fraude et la corruption. Il s’agit essentiellement d’un contrat intervenant entre le poursuivant et l’entreprise fautive aux termes duquel des accusations sont portées, puis suspendues et éventuellement retirées si l’entreprise fautive respecte les conditions de l’accord. Même si les APS sont largement considérés comme un élément valable d’une stratégie globale de lutte contre la criminalité des entreprises[2], le directeur des poursuites pénales du Canada (le « directeur ») n’a pas encore conclu d’accord de poursuite suspendue[3].

Comme nous l’avons indiqué dans notre bulletin de juin 2019, la Division antitrust du DOJ évitait en règle générale de conclure des APS en cas d’infractions en matière de concurrence, car ces accords avaient souvent été perçus par le passé comme compromettant l’amnistie offerte dans le cadre du programme de clémence (Leniency Program) du DOJ[4]. C’est pourquoi certains observateurs ont été surpris d’apprendre, il y a cinq ans, que le DOJ avait autorisé cinq grandes banques à conclure un APS relativement à des infractions à la législation sur la concurrence[5].

L’été dernier, le DOJ a annoncé officiellement qu’il permettrait dans certains cas aux poursuivants de régler les enquêtes criminelles sur des violations des lois anti concurrence au moyen d’un APS[6]. La Division antitrust du DOJ a précisé que [traduction] « les procureurs peuvent conclure un accord de poursuite suspendue lorsque les facteurs applicables, notamment la validité et l’efficacité du programme de conformité de l’entreprise, militent en faveur de cette solution[7] ».

Depuis son annonce de juillet 2019, le DOJ a conclu quatre APS sur une infraction aux lois anti concurrence avec des sociétés pharmaceutiques fabriquant des médicaments génériques – le dernier en date étant celui conclu avec Apotex – à la suite d’une enquête toujours en cours portant sur les ententes de fixation des prix, le truquage d’offres et d’autres pratiques anticoncurrentielles ayant cours dans l’industrie pharmaceutique générique[8]. Pour conclure ces APS, le DOJ a insisté sur les conséquences négatives qu’une condamnation aurait sur les intérêts des partenaires tant internes qu’externes de l’entreprise :

[traduction] […] une condamnation – y compris un plaidoyer de culpabilité – se solderait probablement par une exclusion obligatoire de tous les programmes fédéraux de soins de santé […] pour une période d’au moins cinq ans, ce qui entraînerait de graves conséquences pour les employés et les clients de l’entreprise […] L’accord de poursuite suspendue permet de rétablir l’intégrité des activités de l’entreprise et de protéger sa viabilité financière tout en permettant aux États-Unis de continuer à pouvoir la poursuivre en cas de violation substantielle de l’accord[9].

Le DOJ a invoqué des raisons presque identiques pour accepter en mars 2020 un accord de poursuite suspendue avec une autre société pharmaceutique[10]. Dans un autre dossier, pour accepter de conclure un accord de poursuite suspendue avec Kavod Pharmaceuticals LLC, auparavant connue sous le nom de Rising Pharmaceuticals Inc. (« Kavod »), le DOJ a notamment invoqué le fait que la conclusion de l’accord faciliterait le règlement rapide de la procédure de faillite et de liquidation en cours de Kavod[11]. On peut donc penser que le DOJ est disposé à considérer que les répercussions que subissent les créanciers de bonne foi constituent une autre raison économique d’accepter de conclure un accord de poursuite suspendue. L’accord de poursuite suspendue d’Apotex n’est donc que le dernier exemple en date de la reconnaissance croissante aux États-Unis du fait que les APS permettent d’obliger les entreprises fautives à rendre compte de leurs actes tout en réduisant au minimum les répercussions négatives sur les employés, les clients et les autres intervenants clés, y compris les créanciers de bonne foi.

En tout état de cause, aucun des APS sur une infraction aux lois anti concurrence susmentionnés n’aurait été possible au Canada, car le régime canadien en matière d’accords de poursuite suspendue exclut la possibilité de conclure un APS pour des infractions à la Loi sur la concurrence[12]. La raison d’être de cette exclusion est semblable à l’aversion historique du DOJ envers les APS sur une infraction aux lois anti concurrence : le Bureau canadien de la concurrence propose aux entreprises des programmes d’immunité et de clémence qui leur permettent d’obtenir une immunité lorsqu’elles signalent une infraction à la législation antitrust, de même qu’un traitement plus clément lorsqu’elles plaident coupable et coopèrent aux enquêtes[13]. Les interdictions que le tribunal peut prononcer – et qui peuvent être assorties des mêmes dispositions que les APS – jouent aussi un rôle[14]. Comme le nombre d’APS sur une infraction aux lois anti concurrence ne cesse de croître à l’étranger, le temps est peut-être venu pour le Canada de revoir sa position.

Enseignements pour le Canada

Dans nos bulletins de février 2020 et de mars 2020 (en anglais), nous signalions que le climat politique était probablement un facteur important pour expliquer la démarche prudente du Canada à l’égard des APS et nous ajoutions que la coopération internationale et les considérations économiques jouaient un rôle légitime et important pour assurer l’efficacité des régimes d’APS. Nous faisions également observer que le Canada pourrait tirer des avantages importants en suivant ses collègues signataires de l’OCDE et en adoptant une interprétation moins stricte de l’interdiction de tenir compte des intérêts économiques lors des enquêtes et des poursuites pour corruption étrangères[15].

Dans le même ordre d’idées, il serait peut-être temps que le Canada envisage d’assouplir son interdiction des APS dans le cas des infractions à la Loi sur la concurrence. Lorsqu’elles envisagent de solliciter la clémence du Bureau de la concurrence en vertu du programme de clémence, les entreprises se retrouvent devant un dilemme : ou bien elles plaident coupable et acceptent la peine recommandée, ou bien elles acceptent de subir un procès à l’issue duquel elles risquent d’être condamnées. Dans un cas comme dans l’autre, il y a condamnation et l’entreprise ne peut plus participer à des marchés publics.

Les règles prévues par le « Cadre d’intégrité » des marchés publics fédéraux de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada interdisent aux entreprises reconnues coupables d’infractions telles que la fraude, la corruption et l’extorsion, de soumissionner pour des marchés de travaux publics pendant une période de dix ans[16]. L’exclusion des marchés publics est une réelle préoccupation pour de nombreuses entreprises. Il suffit de citer l’exemple canadien très médiatisé de SNC-Lavalin, où le premier ministre Trudeau, qui se prononçait en faveur de la conclusion d’un APS pour cette société d’ingénierie, a évoqué la possibilité que cette entreprise se voie refuser tout contrat du gouvernement fédéral et les répercussions qu’une telle interdiction aurait sur les employés canadiens[17].

L’obligation de plaider coupable prévue par le programme de clémence canadien a donc pour effet de dissuader les entreprises d’accepter la clémence. Pour atténuer le problème, il suffirait d’élargir un tant soit peu la portée du programme canadien de clémence pour englober les infractions à la Loi sur la concurrence. On serait ainsi en mesure de demander des comptes aux entreprises fautives sans les obliger à plaider coupable (et les exposer probablement à une exclusion des marchés publics), ce qui punit inutilement leurs parties prenantes de bonne foi. Bien que cet élargissement risque de rendre caduc le programme de clémence, il n’aurait aucune incidence sur le programme d’immunité canadien, qui est très important et qui connaît un grand succès[18].

Pour conclure

La manière exacte dont le régime canadien d’APS fonctionnera en pratique est loin d’être claire. En attendant, le Canada devrait s’inspirer de la démarche d’autres États en vue d’améliorer le programme, et il pourrait envisager d’élargir les cas dans lesquels les APS sont offerts aux entreprises canadiennes.

par Guy Pinsonnault, Jamieson D. Virgin et Eleanor Rock

[1] Département de la Justice des États-Unis, Generic Pharmaceutical Company Admits to Fixing Price of Widely Used Cholesterol Medication (7 mai 2020) (en anglais seulement).[2] Voir, par exemple, nos explications sur la façon dont la France et les États-Unis utilisent les APS pour obliger les personnes morales contrevenantes à répondre de leurs actes : bulletin de septembre 2019 et bulletin de mars 2020 (en anglais).
[3] Nous avons résumé le régime canadien dans notre bulletin de juillet 2018. Voir également l’art. 715.32 du Code criminel du Canada, LRC 1985, c C-46.
[4] Département de la Justice des États-Unis, Frequently Asked Questions (2017) (en anglais seulement).
[5] Département de la Justice des États-Unis, Five Major Banks Agree to Parent-Level Guilty Pleas (20 mai 2015) (en anglais seulement).
[6] Département de la Justice des États-Unis, Assistant Attorney General Makan Delrahim Delivers Remarks at the New York University School of Law Program on Corporate Compliance and Enforcement – Wind of Change: A New Model for Incentivizing Antitrust Compliance Programs (11 juillet 2019) (en anglais seulement).
[7] Ibid.
[8] Outre Apotex, les trois sociétés en question sont Heritage Pharmaceuticals Inc., Sandoz Inc. et Kavod Pharmaceuticals LLC (auparavant connue sous le nom de Rising Pharmaceuticals Inc.).
[9] Voir l’APS de Heritage Pharmaceuticals Inc., par. 5; l’APS de Sandoz Inc., par. 5, et l’APS d’Apotex, par. 5.
[10] Voir l’APS de Sandoz Inc.
[11] Département de la Justice des États-Unis, Second Pharmaceutical Company Admits to Price Fixing, Resolves Related False Claims Act Violations: Rising Pharmaceuticals Agrees to Pay Over $3 Million in Criminal Penalty, Restitution, and Civil Damages (3 décembre 2019) (en anglais seulement).
[12] Loi sur la concurrence, LRC 1985, c. C-34 [Loi sur la concurrence].
[13] Gouvernement du Canada, Programmes d’immunité et de clémence en vertu de la Loi sur la concurrence (15 mars 2019).
[14] Voir le par. 34(2) de la Loi sur la concurrence.
[15] Selon la Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales.
[16] Voir, de façon générale : Gouvernement du Canada : Régime d’intégrité du gouvernement du Canada (mis à jour le 7 novembre 2019).
[17] Voir, p. ex., Brewster, Murray, SNC-Lavalin’s legal woes are putting a $500M federal defence contract at risk (CBC : 28 mars 2019) (en anglais seulement).
[18] Pour des commentaires complémentaires sur les Programmes d’immunité et de clémence prévus par la Loi sur la concurrence, voir notre bulletin d’avril 2019.

Mise en garde

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt consulter ses propres conseillers juridiques.

© McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l. 2020

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