Un deuxième accord de réparation approuvé par un tribunal au Canada
Un deuxième accord de réparation approuvé par un tribunal au Canada
La Cour supérieure du Québec (la « Cour ») a publié récemment sa décision relative à l’approbation de l’accord de réparation entre le Service des poursuites pénales du Canada (le « SPPC ») et Ultra Forensic Technology Inc. (« UEFTI »). UEFTI est la deuxième société canadienne à bénéficier d’une approbation de cette nature depuis l’entrée en vigueur, en 2018, du régime législatif qui encadre les accords de réparation.
Aussi appelés « accords de poursuite suspendue » (Deferred Prosecution Agreements aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans d’autres territoires), les accords de réparation sont des outils que les autorités poursuivantes peuvent utiliser pour lutter contre les crimes économiques. Il s’agit de contrats juridiques intervenant entre les poursuivants et les accusés selon lesquels des accusations sont portées, puis suspendues et éventuellement retirées si les conditions de l’accord sont respectées.
Le présent bulletin résume la décision récente de la Cour et met en lumière des avancées notables du droit canadien en ce qui concerne l’examen et l’approbation des accords de réparation. Après la décision SNC-Lavalin en 2022, la décision UEFTI clarifie plus encore le processus d’approbation des accords de réparation pour les organisations accusées d’infractions comme la fraude et la corruption[1].
Ce qu’il faut retenir : la décision clarifie le processus d’approbation pour les accords à venir
Il ressort des affaires SNC-Lavalin et UEFTI quatre thèmes sur lesquels les tribunaux s’appuieront sans doute dans l’avenir dans les dossiers d’approbation d’accords de réparation :
- Le principe de la publicité des débats judiciaires s’applique sauf si le tribunal décide que l’audience doit se tenir à huis clos parce que c’est dans l’intérêt de la moralité publique, parce que c’est dans l’intérêt du maintien de l’ordre ou de la bonne administration de la justice, ou parce que c’est nécessaire pour éviter toute atteinte aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales.
- En ce qui concerne la condition de « l’intérêt public », la cour peut se fonder sur les facteurs que prennent en compte des procureurs publics pour décider d’amorcer des négociations avec un accusé, de même que sur des facteurs liés au contexte élargi (énumérés plus loin).
- Les intervenants tiers et leurs observations ne pèsent pas dans l’appréciation du bien-fondé de l’approbation d’un accord de réparation.
- Il convient pour le tribunal de faire preuve de retenue à l’égard des recommandations conjointes des parties, sauf dans le cas où cela discréditerait l’administration de la justice ou serait contraire à l’intérêt public.
Mise en contexte : aux origines de l’accord de réparation d’UEFTI
La société canadienne UEFTI est propriétaire d’un système d’identification balistique qu’utilisent des forces de l’ordre du Canada et du monde entier. Entre 2006 et 2018, UEFTI a développé avec la Police nationale des Philippines (la « PNP ») des relations commerciales qui l’ont menée à obtenir un contrat d’approvisionnement avec le corps policier. On a cependant appris plus tard que divers pots-de-vin avaient été versés à des représentants de l’État et que des documents officiels avaient été falsifiés pour les camoufler. La société aurait conclu des ventes de 17 millions de dollars canadiens avec la PNP pendant cette période et payé 4,4 millions de dollars canadiens en commissions à des intermédiaires locaux pour faciliter les transactions.
Au terme d’une enquête de la Gendarmerie royale du Canada, UEFTI a été inculpée de deux chefs d’accusation de corruption d’agents publics de la République des Philippines en vertu de l’article 3 de la Loi sur la corruption d’agents publics étrangers, et d’un chef de fraude aux dépens du gouvernement philippin en vertu de l’article 380 du Code criminel.
Conditions et durée de l’accord
Bien que les accords de réparation soient négociés et rédigés en privé, les parties doivent y inclure certains éléments obligatoires, auxquels peuvent s’ajouter d’autres modalités[2].
Un accord de réparation doit notamment fixer les montants à payer, le cas échéant, et le délai dans lequel l’organisation doit remplir les conditions de l’accord. Dans le cas d’UEFTI, l’accord de quatre ans fixe les conditions pécuniaires suivantes, qui sont proportionnelles à l’avantage que la société a tiré de sa conduite fautive :
- la confisaction d’un montant de 3 296 589 $ CA à rendre au gouvernement du Canada;
- une pénalité de 6 593 178 $ CA à payer au gouvernement du Canada;
- une suramende compensatoire de 659 318 $ CA à payer à la province de Québec[3].
UEFTI est aussi tenue de respecter les mesures de conformité suivantes :
- collaborer à toute enquête ou poursuite liée aux infractions;
- faire rapport au SPPC sur la mise en œuvre de l’accord;
- respecter les conditions du programme de lutte contre les pots-de-vin et la corruption, sous la supervision d’un vérificateur externe engagés aux frais d’UEFTI.
La décision :
Rejet de la demande d’audience à huis clos
Avant l’audition sur le fond de l’accord, les parties ont tenté d’obtenir une ordonnance autorisant la tenue de l’audience à huis clos et ont demandé que l’affaire reste confidentielle si l’accord n’était pas approuvé. Dans l’affaire SNC-Lavalin, la société de génie-conseil et le SPPC avaient présenté une demande analogue avant l’audience pour approbation de l’accord, mais sous la forme d’une procédure en deux étapes permettant que toutes les étapes de préparation se tiennent à huis clos pour préserver l’anonymat des parties et la confidentialité de l’affaire.
L’audience avait néanmoins été publique. Dans le cas d’UEFTI, la Cour a rejeté la demande parce qu’à son avis, autoriser la tenue de l’audience à huis clos aurait violé le principe de la publicité des débats judiciaires. Dans sa décision, la Cour a énuméré les critères servant à déterminer si une audience doit être tenue à huis clos (paragraphes 486(1) et 468(3) du Code criminel) :
- il est dans l’intérêt de la moralité publique de le faire;
- il est dans l’intérêt du maintien de l’ordre ou de la bonne administration de la justice de le faire;
- il est nécessaire de le faire pour éviter toute atteinte aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales.
Dans l’affaire UEFTI, le tribunal a jugé que les facteurs réputationnels, économiques et procéduraux ne justifiaient pas l’octroi de l’ordonnance. Selon lui, l’administration du droit criminel est une affaire publique et elle doit être traitée avec transparence pour « [traduction] que le public ait l’assurance que l’accord négocié ne résulte pas d’un abus d’influence de gens d’affaires tout-puissants et que la richesse n’appelle pas d’office une issue favorable »[4].
Place des intervenants tiers dans le processus d’approbation d’un accord
En novembre 2022, Concept Dynamics Enterprises (« CDE »), un partenaire d’UEFTI aux Philippines qui a facilité la vente d’armes à la PNP, a déposé une requête en intervention, alléguant qu’elle n’avait pas été dûment prise en compte comme victime dans le processus de l’accord de réparation. CDE souhaitait présenter une version des faits différente de celle contenue dans le dossier conjoint soumis à la Cour; elle affirmait avoir avait été contrainte de verser les pots-de-vin. Dans ses observations, le SPPC a toutefois rappelé à la Cour que les seules parties à un accord de réparation devraient être le poursuivant et l’organisation accusée, conformément à la Partie XXII.1 du Code criminel. Comme nous le notions précédemment, puisque le processus d’approbation de l’accord de réparation repose uniquement sur l’examen des faits déclarés conjointement, il n’y avait pas lieu d’apprécier les éléments de preuve contradictoires apportés par CDE. En conséquence, dans le processus d’approbation, CDE ne pouvait être considérée que comme une complice du stratagème de corruption et de fraude, conformément à la description qui était faite d’elle dans la déclaration convenue des faits présentée dans l’accord.
Critères d’approbation d’un accord de réparation
Pour approuver un accord de réparation en vertu du paragraphe 715.37(6) du Code criminel, le tribunal doit être convaincu que les conditions suivantes sont réunies :
- l’organisation fait l’objet d’accusations relativement aux infractions visées par l’accord;
- l’accord est dans l’intérêt public;
- les conditions de l’accord sont équitables, raisonnables et proportionnelles à la gravité de l’infraction.
En l’occurrence, selon la Cour, l’accord répondait clairement à la première condition, parce que la corruption d’un agent public étranger et la fraude font partie des infractions prévues au cadre législatif.
En ce qui concerne la deuxième condition, la Cour était d’accord avec l’approche adoptée dans SNC-Lavalin, selon laquelle, même si le Code criminel ne définit pas ce qui constitue une affaire « d’intérêt public », au stade de l’approbation, la Cour peut se fonder sur les facteurs que prend en compte un poursuivant, sur la même question, pour décider d’amorcer des négociations pour un accord de réparation. Ces facteurs sont énumérés au paragraphe 715.32(2) du Code criminel. La Cour a aussi déterminé que les facteurs suivants pouvaient compléter l’analyse relative au critère de l’intérêt public :
- la question de savoir si l’organisation reste commercialement viable et peut bénéficier à des tiers innocents pouvant avoir une incidence positive sur l’économie nationale;
- la question de savoir si l’accord permet d’éviter une enquête criminelle longue, complexe et coûteuse;
- la question de savoir si l’accord permet d’éviter des poursuites criminelles et/ou civiles longues, complexes et coûteuses;
- pour les infractions transnationales, l’étendue de la collaboration qui peut être attendue d’un État étranger au stade de l’enquête policière;
- l’étendue et la sincérité de la collaboration qu’offre l’organisation aux autorités publiques;
- le degré d’assurance et de certitude, fourni par les conditions de l’accord de réparation, qu’il n’y aura pas de récidive.
Ces facteurs additionnels, conjugués à ceux que prend en compte le poursuivant au stade de la négociation, élargissent l’angle d’analyse de la question de l’intérêt public. En les énonçant clairement, la Cour souhaitait renforcer la confiance du public dans le processus et illustrer les considérations qui mèneraient ultimement à l’approbation ou au rejet d’un accord de réparation.
Selon la troisième et dernière condition, les conditions de l’accord doivent être équitables, raisonnables et proportionnelles à la gravité de l’infraction.
La Cour a déterminé que, dans l’évaluation du caractère équitable d’un accord de réparation, il fallait tenir compte des intérêts des parties concernées, à savoir l’accusé, le plaignant et la collectivité. Selon la décision, le caractère raisonnable doit être déterminé d’après les attentes d’une personne raisonnable et informée au fait de toutes les circonstances du dossier. Enfin, en s’appuyant sur la décision R. c. Bissonnette, la Cour a indiqué que la détermination de la peine devait en toutes circonstances être guidée par le principe cardinal de la proportionnalité, et que la peine devait « être suffisamment sévère pour dénoncer l’infraction, sans excéder “ce qui est juste et approprié compte tenu de la culpabilité morale du délinquant et de la gravité de l’infraction[5]” ».
La Cour a aussi clairement rappelé que, pour être approuvé, un accord de réparation devrait :
- dénoncer l’acte répréhensible et le tort causé aux victimes et à la collectivité;
- imposer des pénalités efficaces, proportionnées et dissuasives;
- imposer des mesures correctives pour assurer le respect de la loi et favoriser une culture de conformité;
- prévoir la réparation des torts causés aux victimes ou à la collectivité;
- réduire les conséquences négatives de l’acte répréhensible sur les tierces parties qui ne s’y sont pas livrées;
- tenir responsables les parties qui s’y sont livrées.
La nécessité de faire montre de retenue
La Cour a affirmé que, comme la décision d’approuver l’accord de réparation reposait sur une déclaration des faits présentée dans un dossier conjoint, sur une déclaration de responsabilité et sur l’accord présenté par UEFTI et le SPPC, l’audience devrait se tenir dans une atmosphère exempte de confrontation, et la procédure ne devrait pas tenir compte d’opinions divergentes ni d’éléments de preuve conflictuels débordant du cadre des recommandations conjointes.
De plus, la Cour était d’accord avec la décision SNC-Lavalin sur le fait qu’il y a lieu d’adopter une approche empreinte de retenue dans l’examen d’un accord de réparation, comme cela s’applique à l’examen d’une recommandation conjointe sur la peine en droit criminel. Le tribunal doit donc faire montre de retenue à moins que « la peine proposée soit susceptible de déconsidérer l’administration de la justice ou qu’elle soit par ailleurs contraire à l’intérêt public[6] ».
La Cour a expliqué qu’il convenait de faire montre de retenue pour les raisons suivantes :
- les négociations entourant les accords de réparation sont longues et ardues;
- il y a déclaration volontaire des torts;
- l’accord proposé fournit une description complète des faits relatifs aux infractions;
- il s’offre au tribunal peu d’autres options que celles d’approuver un accord ou de le rejeter;
- les accords de réparation sont avantageux parce qu’ils aident les victimes à obtenir réparation, les organisations contrevenantes à se réhabiliter et l’État à percevoir des amendes, ce qui évite des poursuites (et des enquêtes criminelles) pouvant être longues.
Conclusion : Les clarifications fournies sur le cadre relatif aux accords de réparation seront utiles dans les affaires à venir
La décision UEFTI fournit de nouvelles orientations sur le régime canadien des accords de réparation tout en s’appuyant sur la décision SNC-Lavalin rendue en 2022. On sait maintenant que chaque accord de réparation sera rédigé et approuvé en fonction des circonstances propres à l’infraction, des parties concernées et des conséquences qu’a eues l’activité criminelle. Bien que le processus dépende beaucoup des faits propres à chaque affaire, certains thèmes clés ressortent :
- la protection du principe de la publicité des débats judiciaires est cruciale pour que le public garde confiance dans les accords;
- la question de « l’intérêt public » est vaste et sera examinée en fonction de facteurs liés au contexte élargi de l’affaire;
- les intervenants tiers ont très peu de poids dans le processus d’approbation;
- il convient pour le tribunal de faire montre de retenue, sauf dans le cas où l’accord discréditerait l’administration de la justice ou serait contraire à l’intérêt public.
[1] En 2018, McMillan a amorcé une série d’articles sur le régime canadien visant les accords de poursuite suspendue. Pour connaître les grandes lignes de ces accords, aussi appelés « accords de réparation » au Canada, consultez notre bulletin intitulé Nouveau régime canadien visant les accords de poursuite suspendue.
[2] Voir le bulletin.
[3] En vertu du paragraphe 715.37(5) du Code criminel, le montant de la suramende compensatoire est de trente pour cent de la pénalité imposée ou tout autre pourcentage que le poursuivant estime indiqué dans les circonstances. Dans le cas d’UEFTI, le PPSC a déterminé que la suramende compensatoire devrait être de dix pour cent de la pénalité, comme aucune suramende compensatoire n’était possible pour deux des trois infractions.
[4] R. c. Ultra Electronics Forensic Technology Inc. (UEFTI), 2022 QCCS 4401, par. 42.
[5] R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23, par. 50.
[6] R. c. Anthony‑Cook, 2016 CSC 43, par. 5 et 32.
par Guy Pinsonnault, Jamieson Virgin et Courtney Aucoin (étudiante d’été)
Mise en garde
Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.
© McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l. 2023
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