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Gare aux jugements (sommaires) hâtifs : les limites des jugements sommaires dans les affaires de brevets au Canada

27 septembre 2022 Bulletin sur la propriété intellectuelle Lecture de 4 min

La récente décision de la Cour d’appel fédérale (« CAF ») dans l’affaire GEMAK Trust v. Jempak Corporation, 2022 FCA 141 traite des limites du processus de jugement sommaire dans le contexte d’actions en contrefaçon de brevets, de la notion de « connaissances générales courantes » et des circonstances où il n’est pas nécessaire d’avoir l’avis d’une personne versée dans l’art.

Contexte

GEMAK TRUST (« GEMAK ») est titulaire de deux brevets revendiquant des compositions de détergent pour le lave-vaisselle et la machine à laver. Jempak Corporation et Jempak GK Inc. (collectivement, « Jempak ») fabriquent et vendent des capsules de détergent pour lave-vaisselle. En juillet 2018, GEMAK a intenté une action contre Jempak, alléguant la contrefaçon de ses brevets. En première instance (2020 CF 644), la Cour fédérale (« CF ») a accueilli la requête en jugement sommaire de Jempak et rejeté l’action de GEMAK. GEMAK a interjeté appel de ce jugement, reprochant notamment à la CF d’avoir :

  • tiré des conclusions quant à la crédibilité des témoins experts qu’elle ne pouvait pas tirer dans un jugement sommaire;
  • mal compris la portée de la notion de « connaissances générales courantes »;
  • ignoré la preuve concernant l’essai des détergents de Jempak.

Les risques de l’évaluation de la crédibilité dans un jugement sommaire

Pour rendre des jugements sommaires, la CF a seulement accès à des affidavits et à des pièces documentaires; elle n’est pas habilitée à entendre des témoignages de vive voix. En l’espèce, la CF s’est basée sur une transcription du témoignage livré par l’experte de GEMAK pour qualifier les réponses de cette dernière d’« évasives et provocatrices » et conclure qu’elle « n’a pas fourni des avis justes, objectifs et non partisans, ce qui a fini par entacher l’ensemble de son témoignage »[1]. Par conséquent, la CF n’a accordé que très peu de poids, voire aucun, à ce témoignage et s’est fiée presque exclusivement à l’experte de Jempak.

Après avoir fait son propre examen de la transcription, la CAF a conclu que la CF ne s’était pas donné la peine d’envisager d’autres interprétations possibles du témoignage de l’experte de GEMAK. La CAF a insisté sur le fait qu’il était difficile d’inférer une attitude hostile simplement en lisant la transcription d’un témoignage, sans avoir accès à la version livrée de vive voix. Elle a également rappelé que la jurisprudence déconseillait clairement la prise de décisions sur la crédibilité dans le cadre de requêtes en jugement sommaire, et a conclu que les dossiers devraient [traduction] « être entendus en procès lorsque la crédibilité des témoins est un enjeu sérieux »[2]. La CAF a jugé que la CF avait commis une erreur manifeste et dominante en tirant des conclusions négatives sur la crédibilité de l’experte de GEMAK à partir de la transcription de son témoignage.

Elle souligne aussi plus généralement que, [traduction] « s’il n’est pas carrément interdit de procéder par jugement sommaire dans un cas de contrefaçon de brevet, les questions complexes de fait et de droit soulevées nécessitent habituellement un procès »[3].

L’information obtenue au terme d’une recherche diligente ne relève pas des connaissances générales courantes

Selon la CF, pour déterminer ce qui relève des « connaissances générales courantes », la cour doit déterminer « les connaissances que la personne versée dans l’art aurait obtenues au terme d’une recherche raisonnablement diligente menée à l’aide des moyens disponibles au moment pertinent »[4].

Pour la CAF, cette déclaration confond les notions d’« antériorité » (le regroupement de toute l’information déjà publiée, même les éléments les plus méconnus) et de « connaissance générale courantes » (les connaissances qu’ont généralement les personnes versées dans l’art visé au moment considéré).   La CAF mentionne ce qui suit sur ce deuxième point :

  • Les connaissances générales courantes n’englobent pas la totalité de l’information relevant du domaine public[5].
  • L’information à laquelle la personne versée dans l’art a accès ne relève pas nécessairement des connaissances générales courantes[6].
  • Les connaissances générales courantes déterminent la manière dont la personne versée dans l’art interprète les revendications et les mémoires descriptifs[7].

Selon la CAF, [traduction] « les connaissances qui ne peuvent s’acquérir qu’après une recherche diligente ne sont pas considérées comme des connaissances générales courantes, et elles ne l’ont jamais été »[8].

L’opinion d’expert n’a pas à être présentée du point de vue de la personne versée dans l’art

Devant la CF, l’experte de Jempak a présenté des résultats d’essais démontrant que le détergent de Jempak ne portait pas atteinte aux brevets de GEMAK. GEMAK a fait témoigner un autre expert, qui a contesté cette conclusion au motif que la méthode utilisée n’était pas assez sensible.

La CF a rejeté le témoignage de l’expert de GEMAK, estimant qu’il n’avait pas d’expérience quant aux formules de détergent, et donc que son opinion n’était pas, en matière de brevets, celle d’une personne versée dans l’art.

La CAF a conclu que la CF avait erré en utilisant ce motif pour rejeter le témoignage. Elle a précisé que l’expert de GEMAK n’interprétait pas les revendications du brevet, une tâche qui revient à une personne versée dans l’art. Il ne faisait que présenter une preuve concernant la contrefaçon, ce qui est une question de fait. La CAF a aussi noté que dans l’examen de cette question, [traduction] « les cours de révision ont […] accepté l’utilisation de techniques de chimie analytique que n’aurait pas pu employer une personne versée dans l’art au moment concerné ou qui auraient été hors de son champ de compétences »[9].

Conclusion et points à retenir 

Pour les raisons mentionnées ci-dessus, la CAF a conclu qu’il y avait au moins une véritable question litigieuse. Elle a donc infirmé la décision de la CF d’accueillir la requête en jugement sommaire de Jempak et ordonné la tenue d’un procès.

Cette décision illustre les limites des requêtes en jugement sommaire dans les affaires de contrefaçon de brevet, et va à l’encontre de la récente tendance à recourir davantage aux jugements sommaires pour régler des litiges concernent des brevets. La CAF rappelle aussi (i) la distinction entre l’antériorité et les connaissances générales courantes et (ii) la distinction entre les opinions concernant l’interprétation des revendications et celles concernant la contrefaçon.

par Mala Milanese et Pablo Tseng

[1] Gemak c. Jempak, 2020 CF 644, par. 110.
[2] GEMAK Trust v. Jempak Corporation, 2022 FCA 141, par. 71.
[3] Id., par. 91.
[4] Préc., note 1, par. 97.
[5] Préc., note 2, par. 95.
[6] Id., par. 96.
[7] Id., par. 98.
[8] Id., par. 100.
[9] Id., par. 108.

Mise en garde

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt obtenir des conseils juridiques précis.

© McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l. 2022

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